Années 1970 et 1980, beaucoup de conjoncture, un peu de planification

A la fin des années 1990, j’ai été interviewé par Frédéric Lebaron, qui faisait sa thèse de sociologie sur la profession des économistes. L’ouvrage qu’il en a tiré (La croyance économique – les économistes entre science et politique, Seuil, 2000) reprend certains moments de l’entretien, notamment la manière dont j’expliquais la naissance de mon intérêt pour la discipline économique et mon entrée dans la profession. Relisant ce passage, j’ai trouvé l’explication lapidaire mais fidèle.

J’ai observé mai 68, un peu trop jeune pour en être acteur. Je me suis politisé dans la foulée, en 1969-70, juste avant le bac, et je me suis lancé dans la lecture des références marxistes de l’époque. Je ne m’y bornais point cependant : René Dumont, Teilhard de Chardin, Bachelard,… m’étaient des auteurs attachants. J’ai fait le choix d’études en sciences économiques, parce qu’elles me paraissaient la bonne voie pour comprendre l’essence des contradictions sociales et politiques, comme on disait alors. Après, les choses sont allées assez vite. J’ai mené sérieusement ces études, jusqu’au DES de l’époque, tout en intensifiant mon activité militante. J’ai clarifié mes choix : après un temps d’hésitation (le PSU ?), j’ai pensé que, pour être politiquement sérieux, il fallait adhérer au PCF (après avoir fait brièvement antichambre à l’Union des Etudiants Communistes) ; et pour être économiquement sérieux, mieux valait une institution plus robuste et productive que l’université dont certains travers m’ont assez vite rebuté. J’ai eu l’occasion d’assister à une conférence de Gérard Maarek (administrateur de l’INSEE, qui en fut plus tard le Secrétaire général) présentant l’INSEE à un public d’étudiants et j’ai été attiré par cette perspective professionnelle : les chiffres m’apparaissaient naturellement comme une composante de l’argumentaire économique. J’ai préparé en solo le concours externe d’administrateur de l’INSEE, en m’entraînant intensivement à l’obstacle des épreuves mathématiques, et j’ai réussi l’entrée dans le corps par ce trou de souris, en 1975. Le gain était double : une indépendance matérielle immédiate comme élève-administrateur à l’ENSAE ; un statut public à vie, au service espéré de l’intérêt général (je n’étais sans doute pas fils de cheminot pour rien). A l’ENSAE, j’ai équilibré ma formation académique, imprégnée des références alors d’actualité (de Sraffa à Joan Robinson) par l’apprentissage des techniques statistiques et économétriques. J’ai pris du plaisir en m’appropriant une culture mathématique (la topologie, entre autres !) à laquelle j’avais eu du mal, jusqu’alors, à accéder. J’ai gardé le contact avec l’université, en menant à bien, sous la direction bienveillante d’Henri Jacot, enseignant stimulant et enthousiaste à l’Université de Lyon II, et marxiste éclairé, un mémoire de DES (« Structures productives et analyse de la reproduction du capital dans la théorie économique, essai critique ») consacré aux analyses du système productif proposées par Leontiev, Von Neumann et quelques autres.

A la sortie de l’ENSAE, en 1978, j’ai choisi de rejoindre le service de la conjoncture de l’INSEE, dirigé par Philippe Nasse, esprit rigoureux et ouvert, au sein de la Direction des Synthèses Economiques, dont Paul Dubois, une des grandes figures de l’INSEE, à l’affable autorité intellectuelle, était le directeur. Entrer de plain-pied dans l’Institut, animé par ces personnalités attractives, était à la fois un aboutissement et un début. Edmond Malinvaud, pour compléter le triptyque hiérarchique, était le Directeur général et disposait d’une qualité n’en valorisant que plus son envergure scientifique : derrière la réserve discrète, la loyauté attentive envers ses subordonnés. Le service de la conjoncture était un lieu vivant, dynamique, ouvert, bien ancré dans l’histoire de l’Insee (j’avais suivi à l’ENSAE les cours pittoresques et incitatifs de Jacques Méraud, l’un des artisans historiques de ce service) et activement engagé dans le progrès des instruments analytiques et prévisionnels, avec le développement des comptes nationaux trimestriels et de la modélisation macro-économétrique. C’était un bon endroit pour faire de l’économie appliquée, en temps réel.

J’ai géré certaines enquêtes d’opinion conjoncturelle auprès des entreprises (gérer est un bien grand mot, car l’intendance reposait sur un atelier de saisie presque militairement organisé) et j’ai participé progressivement aux diagnostics conjoncturels de l’institut. Mon intérêt s’est affirmé pour une exploitation intensifiée et approfondie du matériau constitué par ces enquêtes à des fins d’analyse économique : elles fournissent en temps réel une observation directe des perceptions, des anticipations et des intentions des agents économiques. Mais par sa nature même – des questions à dominante qualitative dont les réponses individuelles sont soigneusement agrégées – ce n’est pas un matériau dont la lecture correcte est immédiate : tirer de la chronique des « soldes d’opinion », au-delà de leur commentaire platement descriptif, une indication explicite et pertinente sur l’orientation du mouvement conjoncturel n’est jamais allé de soi ; leur interprétation relève d’une intuition raisonnée qui s’est progressivement appuyée sur l’expérience accumulée et sur le traitement économétrique des réponses individuelles et des indicateurs agrégés. Au moment où j’ai rejoint le service de la conjoncture, la recherche sur la réalisation, l’usage et l’interprétation de ces enquêtes était un domaine en pleine activité, animé à l’échelle internationale par le CIRET (Centre for International Research on Economic Tendency Surveys), qui fédérait déjà depuis 1953 les réflexions et les efforts des conjoncturistes de plusieurs pays. En France, la théorie du déséquilibre, qui s’imposa un temps comme cadre de référence pour la réflexion macroéconomique, notamment avec les travaux d’Edmond Malinvaud sur le balancement entre « chômage keynésien » et « chômage classique », mobilisait les indicateurs tirés des enquêtes d’opinion conjoncturelle. Je me suis inscrit dans ces efforts, en privilégiant l’apport des enquêtes à une analyse cohérente du comportement des entreprises et de son impact sur la dynamique macroéconomique, au-delà même d’un strict horizon de court terme. Un article publié en 1983 dans les Annales de l’INSEE (« Emploi et prix: un modèle de court terme construit sur des variables d’opinion ») procure une vision d’ensemble de ces efforts.

J’ai publié, au début des années 1980, une série d’articles autour de cette thématique dans les revues de l’INSEE : les entreprises face à la concurrence étrangère, leur comportement d’investissement, ainsi que celui d’emploi et de prix, dans le contexte profondément modifié postérieur au premier choc pétrolier. J’avais le sentiment de disposer de matériaux permettant de comprendre l’altération de la dynamique d’accumulation du capital postérieure au premier choc pétrolier. Je percevais mon implication dans les travaux de la section économique du PCF, où œuvrait le duo constitué de Paul Boccara, inspiré historien marxiste qui s’avançait sur le terrain de la gestion, et Philippe Herzog, fort de son expérience de modélisateur au service de la planification, comme un complément naturel à mon activité professionnelle. Si l’harmonie entre celle-ci et le militantisme intellectuel nécessitait une certaine habileté, elle bénéficiait de la tolérance propre à l’époque et à l’INSEE, où cohabitaient différentes traditions de pensée, qui partageaient les valeurs professionnelles portées par l’institut. J’ai publié régulièrement dans la revue du PCF Economie et Politique et dans ses cahiers de recherche, Issues, d’abord sous pseudonyme puis ouvertement. Je m’y exerçais à une lecture critique de la conjoncture et de la politique économique, en recourant à la trame d’analyse proposée par Paul Boccara – suraccumulation et dévalorisation du capital comme moteurs des mouvements conjoncturels et structurels du capitalisme. Mobilisant cette trame pour l’analyse empirique des dynamiques sectorielles de productivité, j’en faisais une grille de lecture du processus de « redéploiement » industriel à l’œuvre durant le septennat giscardien (« L’industrie dans la crise ou les contradictions du redéploiement », Issues,1981). Entre le métier de conjoncturiste à l’INSEE et l’engagement dans le collectif d’économistes du PCF, ce fut une stimulation réciproque où, pendant plusieurs années, les bénéfices intellectuels l’emportèrent, pour moi, sur les contraintes de la clôture politique. La section économique du PCF était, à la jointure des années 1970 et 1980, un curieux mélange, qui s’est avéré instable à plus long terme, entre un lieu d’investigation vivante et débattue du capitalisme contemporain et un cercle doctrinaire soumis aux contingences de la politique du PCF. Un article publié en 1985 dans La Pensée, revue qui comptait, synthétise mon positionnement de l’époque (« Efficacité et rentabilité dans les théories et travaux économiques contemporains »).

En dépit du déclin amorcé du PCF et du mouvement communiste, la victoire de François Mitterrand et de l’union de la gauche en 1981 fut une motivation supplémentaire pour continuer dans la voie de cette double vie professionnelle et militante : il fallait nourrir l’effort d’influence sur la politique gouvernementale par une analyse serrée des dynamiques conjoncturelles, des contraintes et des opportunités qui en résultaient. Le travail technique et militant qui avait été fait, dans la seconde moitié des années 1970, autour du Programme commun de l’union de la gauche puis de son actualisation et de son chiffrage – je n’y avais participé qu’à la fin et à la marge – demeurait comme une référence pour penser les enjeux de l’heure. Mais les difficultés, puis l’échec, de la politique de relance, dans un environnement international où la priorité passait à la lutte contre l’inflation, obligeaient à une analyse réaliste des contraintes et à la prise de parti sur leur traitement. Entre 1981 et 1985, j’ai contribué activement aux diagnostics conjoncturels de l’INSEE. J’ai assumé la responsabilité de rédaction en chef de certaines notes de conjoncture, notamment en 1982 et 1983, lorsqu’il fallait apprécier en temps réel l’impact de la réorientation de la politique économique vers la rigueur et la désinflation. Tâche difficile…, comme en témoigne sans fard un article publié en 1986 dans Economie et Statistique, avec mon ami et collègue Jean-Pierre Cling, sur la chronique des erreurs de prévision conjoncturelle de l’INSEE (« Le futur au passé: retour sur les prévisions conjoncturelles de l’INSEE depuis 1969 »). C’était, à l’époque et en France, un exercice encore rare, qui ne nous a pas valu que des compliments, mais qui est désormais passé dans les mœurs.

Avec Robert Salais, mon collègue et ainé à l’INSEE, spécialiste reconnu de l’emploi, qui partageait le même engagement politique, nous avons synthétisé nos réflexions sur la conjoncture, la politique économique, le défi de l’emploi au cours de ces premières années 1980 dans un ouvrage (Objectif Emploi, Editions Messidor, 1984) qui se voulait une contribution critique et positive aux efforts de la gauche au gouvernement. Jack Ralite, ministre de l’emploi dans le 3ème gouvernement Mauroy, et dont Robert Salais était conseiller, préfaça l’ouvrage avec son panache habituel. Peu de temps après, les ministres communistes quittèrent le gouvernement, une autre étape s’engagea, non plus la parenthèse supposée de la rigueur, mais la poursuite résolue et persévérante de la désinflation compétitive, sous l’autorité du nouveau premier ministre Laurent Fabius. Le livre avait reçu un accueil plutôt sympathique et suscité des commentaires attentifs quoique critiques, mais il était pris à contrepied par le tournant politique. Si l’heure n’était plus à privilégier le jeu d’influence au sein de la gauche gouvernementale, ce tournant contribua aussi à libérer les forces de déclin et de désagrégation internes au PCF, désormais sur une pente glissante. Au surplus, le livre avait ses points aveugles : il n’était guère lucide devant les ébranlements qui s’amorçaient en Union soviétique et dans les pays socialistes est-européens.

En 1984 et 1985, je suis allé examiner de près la politique de désinflation, en prenant la charge du bureau des études au sein de la Direction de la concurrence et de la consommation du ministère des Finances, dans les locaux branlants du quai Branly (là où s’élève maintenant le musée). Ce fut une expérience brève mais dense. La lutte contre l’inflation faisait l’objet d’un suivi tatillon au jour le jour, qui mobilisait encore, avant qu’elles ne soient abrogées, les fameuses ordonnances de 1945 permettant à l’Etat d’intervenir sur la fixation des prix. Avec Jacques Zachmann, nous avons mobilisé le matériau historique et empirique dont nous disposions sur place pour retracer l’histoire de la politique des prix depuis la Libération et évaluer la rupture que constituait la politique de désinflation, qui entendait rompre avec des comportements ancrés de longue date dans l’économie française. Nous avons examiné sur un ensemble de produits précis la mise en œuvre des « engagements de lutte contre l’inflation » entre 1982 et 1985. Un document de travail (« Politique et formation des prix industriels, des années 1950 aux années 1980: un essai d’évaluation économique de la politique des prix ») présente exhaustivement ce travail, synthétisé dans un article de la Revue Française d’Economie (« Formation et politique des prix industriels (1950-1980) »).

Revenu à l’INSEE, j’ai bénéficié d’une année à l’Unité de recherche de l’INSEE pour mener à bien la rédaction d’un ouvrage exposant les outils, les méthodes, les apports et les limites du diagnostic et de la prévision conjoncturels. Il rendait compte du savoir-faire collectif des conjoncturistes de l’INSEE et synthétisait mes propres contributions, depuis mon arrivée au service de la conjoncture. En cours de route, l’ouvrage devint une thèse. L’ouvrage, co-édité par l’INSEE et Economica, parut en 1987 sous le titre Pratique contemporaine de l’analyse conjoncturelle, avec une préface de Paul Dubois. Philippe Herzog, professeur à l’Université de Nanterre, fut le directeur de thèse : la filiation universitaire était naturelle puisque Philippe avait réalisé sa thèse, dirigée par Raymond Barre, sur un thème parent. Paul Dubois, Jean-Paul Betbèze, Henri Jacot, Jacques Mazier furent membres du jury. J’avais réuni d’une certaine façon mes expériences et mes appartenances. L’ouvrage fut bien reçu, il disposait d’un certain monopole dans un domaine de praticien, qui n’avait fait l’objet que d’un nombre limité de publications, assez peu récentes. C’était une synthèse assez complète, avec une prise en compte des développements récents. Un chapitre tentait, sans éviter la maladresse, une mise en perspective théorique de l’analyse conjoncturelle, largement influencée par mon rattachement à l’école de pensée entrainée par les conceptions boccariennes de la suraccumulation et de la dévalorisation du capital. Dans les conversations d’aujourd’hui, il m’arrive assez souvent qu’un interlocuteur me parle de cet ouvrage, comme une référence, bien qu’il n’ait pas échappé au vieillissement.

Ce travail terminé, il m’a fallu reprendre une activité plus opérationnelle à l’INSEE. J’ai pris la responsabilité de la Division des modèles et projections de croissance, qui succédait, avec moins d’envergure, au service des programmes de l’INSEE, en charge des travaux de modélisation macroéconomique à moyen-long terme et des projections réalisées dans le cadre des plans successifs établis sous l’égide du Commissariat Général du Plan. J’ai ainsi participé aux travaux de projection accompagnant le Xème Plan (1989-92). L’heure de gloire de la planification indicative et de l’effort de modélisation qui l’avait accompagnée était cependant passée. La finalité de la modélisation macro-économétrique était plus floue, son bien-fondé était remis en cause par des critiques d’ordre théorique. Elle n’en continua pas moins son chemin, jusqu’à aujourd’hui, dans différentes institutions, sans doute avec plus de modestie que lorsque le modèle DMS (Dynamique Multi-Sectoriel) de l’INSEE incarnait l’apogée de la modélisation planificatrice, en étant ambitieusement assis sur une représentation explicite de l’accumulation du capital et de ses tensions. Au sein de la division que j’animais, il a fallu reprendre, dans un contexte moins porteur, les tâches chronophages (constitution des bases de données ad hoc, spécification et estimation des équations, tests de cohérence) de l’élaboration d’un successeur à DMS, moins gourmand en équations et plus maniable. Ce fut AMADEUS (Analyse Macroéconomique à Deux Secteurs), qui a rendu d’honnêtes services aux derniers exercices de planification, mais aussi à d’autres commanditaires, comme les services du Sénat, qui développèrent une tradition toujours vivante d’exercices prospectifs dans différents domaines d’intérêt pour l’activité sénatoriale.

La gestion courante d’un modèle et des exercices de projection (scénarios, variantes de politique économique) qui le mobilisent est un travail parfois fastidieux mais qui a sa dose d’artisanat : comme la trajectoire décrite par le modèle peut poser assez vite des problèmes de réalisme (comme une inflation devenant rapidement négative), il faut « caler » le modèle à l’aide de variables d’écart qui corrigent le fonctionnement spontané des équations. Le bon calibrage de ces variables d’écart, à la discrétion des modélisateurs, supposent que ceux-ci disposent d’une perception correcte des inflexions conjoncturelles et des altérations structurelles que le modèle, qui mise sur l’inertie des comportements passés, peut avoir du mal à prendre en compte. En ce sens-là, la prospective à moyen-long terme n’est pas indépendante de la réflexion conjoncturelle. C’était donc un complément d’apprentissage utile, même s’il m’a laissé un goût d’inachevé, puisque j’ai quitté la division dont j’avais la charge avant l’achèvement d’AMADEUS.

Au cours de ces années où j’ai animé l’équipe de projection à moyen terme de l’INSEE, je fus assez troublé par le penchant de ces projections à extrapoler plutôt naïvement les tendances immédiates (même avec un modèle bien calé !), en l’occurrence la croissance forte mais fugitive des trois années 1988 à 1990. Penchant extrapolatif non sans conséquences durables, si on se rappelle par exemple que le chiffrage des critères de convergence budgétaire de Maastricht a largement découlé des extrapolations de croissance alors effectuées (sur un sentier de croissance à 3% l’an et d’inflation à 2% l’an, un déficit public de 3% du PIB est compatible avec la stabilisation de la dette à 60% du PIB, proche du niveau alors atteint en France). Or, les enchaînements des années quatre-vingt révélaient des mutations, notamment d’ordre financier avec l’élévation des taux d’intérêt réels et l’affirmation du rôle des marchés, dont il était probable qu’elles allaient considérablement modifier la dynamique des économies française et européennes, plutôt dans le sens de l’instabilité, ou au moins de la propension à des cycles plus marqués. Cette réflexion s’est concrétisée en particulier dans les deux textes « Accumulation, profitabilité et endettement des entreprises », document de travail rédigé avec Marc Fleurbaey, et « Taux d’intérêt, financement et performances des entreprises« , publié dans Economie et Statistique, qui synthétisait un travail collectif de l’INSEE, mené dans le cadre d’une commande du Sénat. Ces textes attiraient l’attention sur les contradictions latentes de l’expansion de la fin des années 1980. Le document de travail publié avec Fleurbaey au début de l’année 1990 concluait ainsi : « Si le rétablissement de la rentabilité atteint un plafond dans les prochaines années, le maintien de taux d’intérêt réels élevés sera une entrave très importante à l’accumulation du capital, sauf à admettre une remontée très sensible du taux d’endettement des entreprises. Les entreprises, dans ce cas, peuvent être tentées de faire retour à l’inflation des prix, afin de conserver l’acquis constitué par la baisse des ratios d’endettement. La situation des entreprises, vue sous un angle prospectif, apparaît ainsi singulièrement plus contrainte que ne le laisserait croire l’amélioration effective de leurs comptes d’exploitation, laquelle leur permet pourtant de nouveau le respect des normes financières examinées dans l’article ». On sait maintenant comment les tensions se sont dénouées, par le retournement brutal, en 1992-93, d’un nouvel excès d’endettement, jusque-là couvert par la valorisation des actifs financiers, en une phase de désendettement à dominante déflationniste. Si nous n’avions pas entrevu le dénouement, du moins avions-nous perçu la nature des tensions qui s’accumulaient.

Intermède : l’Europe via Luxembourg

Le climat de l’INSEE avait changé à la fin des années 1980, les priorités évoluaient avec un nouveau directeur, je m’y sentais moins à l’aise. En 1990 et 1991, je suis allé prendre l’air à Luxembourg, au sein d’une unité d’Eurostat (l’Office statistique des Communautés européennes), qui développait les actions de coopération en direction des institutions statistiques des pays ex-socialistes d’Europe Centrale et Orientale. L’appel d’air fut d’autant plus bienvenu qu’au cours des années 1980, j’avais régulièrement participé, avec grand intérêt, à des programmes de coopération en direction d’institutions latino-américaines dans le domaine de l’analyse conjoncturelle (il en reste une trace écrite : « L’analyse conjoncturelle et les pays du Tiers-Monde »). J’ai profité du passage à Eurostat, alors animé avec entrain par Yves Franchet, et de déplacements professionnels en Bulgarie, Hongrie, Yougoslavie pour me faire un avis définitif sur l’irréversibilité de l’échec du mouvement communiste et de son incarnation temporelle à l’est de l’Europe. Je lisais beaucoup sur les crises soviétique et est-européennes, les témoignages, les analyses politiques, les économistes (Kornaï, magistral, Aganbeguian, qui l’était moins, et d’autres).  Le désamour avec le PCF s’en trouva accéléré, car j’étais rebuté par son incapacité réitérée à admettre et comprendre le sens profond des changements à l’est de l’Europe et en Union soviétique. Le drame yougoslave, que je m’étais efforcé de comprendre au plus près, fut une pierre de touche. Edgard Pisani accueillit en 1993 un article sur ce drame dans sa revue L’événement européen (« L’épreuve yougoslave : le Moyen-Orient de l’Europe »). J’ai rendu compte de ces expériences et de ces réflexions dans plusieurs articles, dont le plus complet, en forme de clôture d’une période, fut publié en 1992 dans la revue Issues (« Crises, persistances et transformations des systèmes socio-économiques en Europe de l’Est »).

J’ai gardé de cette année luxembourgeoise, qui est un bon souvenir, un engagement européen convaincu et constant. Il s’était franchement amorcé lorsqu’en 1989, j’avais participé à la liste du PCF aux élections européennes, dirigée par Philippe Herzog, qui avait donné à la campagne une tonalité pro-européenne, critique des voies suivies par l’intégration communautaire mais favorable à la construction d’une Europe coopérative. Bien qu’en position non-éligible, je m’étais résolument engagé dans cette campagne, portant le message sur le terrain, dans de nombreux micro-débats locaux. Les années qui suivirent, l’attitude à l’égard de l’engagement européen fut un clivage de plus au sein du PCF. J’ai participé activement au lancement puis, pendant un certain nombre d’années, à l’animation de l’association Confrontations, qui fut, pour Philippe Herzog, l’outil, en forme de think-tank, pour influencer le cours  de la construction européenne. En 2000, j’ai coordonné un numéro de la revue de l’association consacré à l’élargissement de l’Union européenne en direction des pays d’Europe Centrale et Orientale (Elargissement, La fin de la sécession européenne, L’option de  Confrontations, n°13, Octobre 2000).

Revenu à Paris à l’automne 1991, j’ai repris une activité de macro-économiste appliqué, à l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques, centre de recherches de Sciences Po, où œuvraient plusieurs administrateurs de l’INSEE, dont Philippe Sigogne, passé aussi par le service de la conjoncture de l’institut, qui m’a amicalement attiré à l’OFCE. Créé en 1981 sous l’autorité  de Jean-Marcel Jeanneney et désormais présidé par Jean-Paul Fitoussi, l’OFCE s’était assez vite imposé comme un lieu de référence de la réflexion et du débat macroéconomiques, bien doté en économistes d’influence : Jacques Le Cacheux, Pierre-Alain Muet, Henri Sterdyniak,…. J’ai mené de front à l’OFCE, avec des pondérations variables selon les moments, des activités classiques de conjoncturiste, avec Philippe Sigogne et Françoise Milewski (surtout lorsqu’il a fallu prendre le relais de Monique Fouet, décédée en 1993, qui animait avec talent l’équipe de conjoncture internationale), des activités de recherche conjointes sur la dynamique cyclique, une réflexion continue sur les tours et détours de l’intégration européenne, menée notamment avec Jacques Le Cacheux.

Ces travaux ont largement nourri mes interventions en maîtrise (sur l’analyse conjoncturelle) et en DEA d’économie internationale (sur la macroéconomie de l’intégration européenne), comme professeur associé, à la faculté de sciences économiques de l’Université Pierre Mendès-France de Grenoble, de 1993 à 2005. Gérard de Bernis et Rolande Borrelly m’avaient sollicité pour cette association et je leur reste profondément reconnaissant de m’avoir donné l’occasion de mettre à l’épreuve  pédagogique mes travaux de conjoncturiste et de macro-économiste. A tous deux, aujourd’hui décédés, je rends un hommage amical. J’ai noué des relations d’échange avec d’autres enseignants de l’Université, comme Chantal Euzeby, qui m’a convié à intervenir dans le DEA (Politiques Economiques et Sociales) qu’elle animait. Le dialogue avec les étudiants est un aiguillon irremplaçable pour préciser sa propre pensée et la rendre mieux compréhensible.