Cavaliers du bout du monde

J’emprunte ce titre à Francisco Coloane, écrivain chilien natif de Patagonie qui fut le chantre des rudes terres de l’Amérique australe et qui, à la fin de sa vie, livra son histoire personnelle sous le titre « Le Passant du bout du monde » (Phébus, 2002).

La Péninsule de Mitre est peut-être aux cavaliers ce qu’est le Cap Horn aux marins. C’est l’extrémité orientale, et argentine, de la Terre de Feu, lorsque le continent sud-américain s’effrite en îles et bras de mer enchevêtrés. C’est une bande de terre échevelée, battue sans cesse par vents et pluies, été austral inclus, qui s’effile vers l’est jusqu’au cap San Diego, pour plonger, en face de la Isla de los Estados, dans l’océan Atlantique, sous l’influence du voisin Pacifique tout proche. La péninsule fut ainsi nommée, en l’honneur du président Bartolomé Mitre de la République argentine, par un aventurier, Julius Popper, arrivé là comme tant d’autres immigrants européens du XIXe siècle, qui devint prospecteur minier et exterminateur des autochtones natifs de la région. L’histoire de la Patagonie n’est pas tendre, pas plus que celle de l’Argentine et du Chili, qui se partagent ce sud selon une frontière tracée au cordeau, et les premières images de l’arrivée à Buenos Aires puis à Ushuaïa, point de chute obligé, sont là pour le rappeler. Avant d’être le lieu des vacances de Monsieur Hulot, Ushuaïa fut celui d’un bagne sinistre, aujourd’hui muséifié.

MapMitre

A Ushuaïa, bourgade désormais sympathique et colorée dans un cadre grandiose, entre mer et montagne, un maître cavalier, Adolfo, gère en famille un chaleureux centre équestre et monte régulièrement des expéditions jusqu’au finistère de la Peninsula de Mitre, le cap San Diego, en longeant sa côte nord. Sur la carte, ce ne paraît pas si long (quelques dizaines de kilomètres), et pourtant… C’est un parcours tortueux et dangereux (les rivières côtières et les marées, les tourbières, les pentes friables, les bourrasques,…), qui nécessite un guide expert, des chevaux fiables et robustes, et des mules de bât pour disposer de l’autonomie obligée: hors quelques ultimes et sommaires puestos tenus par les derniers gauchos, il n’y a plus âme qui vive. Et le confort est à oublier.

La rudesse de la randonnée saisit le cavalier comme l’ivresse des sommets le grimpeur. Ces confins ont l’âpreté d’une eau-de-vie relevée. Ce sont des terres presque abandonnées après avoir été colonisées, les estancias se dépeuplent et les héritiers des propriétaires fonciers sont allés voir ailleurs, les derniers gauchos vivent de peu mais disposent du don de l’espace, la nature et les troupeaux s’ensauvagent de nouveau. Des hordes de chevaux férals et de guanacos galopent au loin, tandis que les castors, introduits, paraît-il, par d’imprudents expérimentateurs canadiens, se sont si bien adaptés qu’ils prolifèrent localement et dévastent des portions entières de territoire et de végétation.

Le parcours cavalier déroule des plages bordées de récifs alignés comme raies de zèbre, des prairies et des tourbières vallonnées et parsemées de lagunes, des rios qui se perdent  en méandres sinueux sans arriver toujours jusqu’à l’océan bordé par les barrières de galets, des baies qui, à marée basse, se referment sur elles-mêmes comme de calmes étangs… La Terre de Feu, terre de peu, si riche de ses lumières et de son climat versatile, prend une saveur paysagère peu habituelle, lorsque les collines flanquées de lenguas, ces arbustes rabotés par les vents, prennent, sous la lumière et dans les envols d’oiseaux, des habits de tropiques.

Dernière étape des cinq journées pour  atteindre le cap San Diego, la Bahia Thetis est une halte abritée et reposante. Cette calme baie fut autrefois le siège d’une conserverie recourant à l’abattage intensif des lions de mer, exploités pour leur fourrure et leur graisse. Ces animaux, qui impressionnent par leur taille, sont pourtant fort vulnérables. Ils étaient rabattus en masse sur une plage de la baie pour être massacrés: un tapis d’ossements fragmentés et dispersés rappelle, sur des centaines de mètres, le triste souvenir de ces tueries. Aujourd’hui, la paix est revenue pour les colonies animées, bruyantes et odorantes des lions de mer.

Au cap San Diego, le petit phare et, à l’intérieur, les signes et traces laissés par de pieux visiteurs manifestent la récurrence des pèlerinages vers ce bout du monde.

 

 

 

 

 

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑