Années 1990-2000, le monde et l’Europe

L’actualité des années 1990 faisait de l’intégration européenne, relancée depuis le mandat de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne, et de la mondialisation, entrée dans une nouvelle phase après la chute du mur de Berlin, la désintégration de l’Union soviétique et la montée en puissance chinoise, un centre d’attention commun des chercheurs en sciences sociales et politiques. Je me suis inséré dans cette réflexion, en m’efforçant d’inscrire sa dimension économique dans les dynamiques sociétales analysées par les historiens de la longue période et dans les approches interdisciplinaires mobilisées par le traitement d’un domaine comme celui des migrations. En 1999, j’ai publié dans la Revue de l’OFCE deux articles sur ces enjeux (« D’une mondialisation à l’autre » et « Les sciences sociales, l’économie et l’immigration »). Le premier s’appuyait sur la lecture des historiens, et des économistes-historiens, pour replacer la phase de mondialisation en cours dans le double mouvement, engagé depuis plusieurs siècles, de constitution de « l’économie-monde » et d’affirmation des Etats-nations capitalistes. Cette dialectique permet de saisir les facteurs de réversibilité qui peuvent affecter, éventuellement de manière catastrophique, le cours de la mondialisation et les modes de dépassement de ces crises, par la mutation des fonctions assumées par les Etats et de leurs relations réciproques. L’article sur l’immigration passait en revue les arguments échangés par les démographes, juristes, politologues et sociologues dans le débat public, déjà fort vif, sur l’immigration, et les apports des économistes à ce débat, notamment par leurs analyses finalement nuancées de l’impact de l’immigration sur la société d’accueil.

Dans ces réflexions sur la mondialisation, je prenais en compte les perceptions et informations directes que je retirais de la poursuite de ma participation aux programmes de coopération en direction d’une série de pays latino-américains et africains dans le domaine de l’analyse conjoncturelle. J’ai rédigé, en 1996, l’article introductif à un numéro spécial de la revue Problèmes d’Amérique Latine sur les perspectives de ce continent, à la suite des crises de la dette (« Amérique Latine : le miroir retrouvé ? », dans Au-delà de la crise de la dette : réorientations et vulnérabilités des croissances latino-américaines). J’ai eu le privilège, si on peut dire, de vivre en temps réel le processus de dollarisation de l’Equateur, à la suite de l’effondrement monétaire et financier qu’a connu ce pays en 1999 et j’en ai tiré un article (« Y a-t-il une vie après la dollarisation ? Réflexions sur l’expérience du régime de dollarisation en Equateur »), publié en 2001 dans Informations et Commentaires, avec mon ami Salvador Marconi, rencontré à la Banque Centrale de l’Equateur et passé ensuite à la CEPAL (Commission Economique de l’ONU pour l’Amérique latine).

J’ai, à la fin des années 1990, participé au projet INGENUE (« Modélisation intergénérationnelle et universelle »), conduit par une équipe relevant conjointement de l’OFCE (avec Jacques Le Cacheux), du CEPII (avec Michel Aglietta) et du CEPREMAP (Michel Juillard, qui fut largement la cheville ouvrière du projet). Il s’est agi de calibrer sur l’économie mondiale, répartie en plusieurs zones géographiques, un modèle capable de simuler à long terme l’interaction des dynamiques démographiques propres à chaque zone, des comportements d’épargne et d’investissement internes aux zones et des mouvements de capitaux entre elles, ainsi que l’impact de la diffusion mondiale du progrès technique. Cet effort de modélisation a mobilisé la technologie des modèles à générations imbriquées. Le modèle INGENUE a été utilisé aussi bien pour réfléchir aux enjeux d’adaptation des systèmes de retraites dans les pays développés qu’aux enjeux de développement des systèmes de protection sociale dans les pays émergents. Un ensemble de publications collectives présente ces travaux (pour une présentation littéraire du projet INGENUE, voir par exemple « Economie et démographie mondiales au XXIe siècle : le nombre et le savoir », L’Année de la régulation, 2000).

Après avoir quitté l’OFCE en 2002 pour prendre la direction de l’IRES (l’Institut de Recherches Economiques et Sociales, au service commun des organisations syndicales de salariés), à la suite du départ en retraite de son directeur Jacques Freyssinet, j’ai poursuivi sur la lancée de ces travaux. J’ai essayé de comprendre comment les facteurs de réversibilité, tangibles dans l’histoire longue de la mondialisation, pouvaient être réactivés, notamment par l’instabilité de la globalisation financière qui se faisait jour au début des années 2000 (« Variations sur la globalisation », dans La Revue de l’IRES en 2002). Avec l’ensemble de l’équipe de l’IRES, nous avons publié un numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES, en 2003, sur les nouveaux enjeux des migrations, la diversification des motifs et circulations migratoires et la mise à l’épreuve conséquente des politiques nationales et européenne. J’ai rédigé l’article de synthèse de ce numéro (« Migrations anciennes et nouvelles. Les politiques et les acteurs à l’épreuve ») et précisé certains arguments dans un numéro de la Revue française des affaires sociales aussi consacré, en 2004, aux évolutions du phénomène migratoire (« Deux ou trois idées non reçues sur les migrations »). La relecture présente de ces travaux, alors que les pays européens sont confrontés à l’impérieuse nécessité et à l’énorme difficulté de redéfinir ensemble leur politique d’accueil des migrants et réfugiés, montre que l’intensification et la diversification des circulations migratoires, déjà inscrites dans l’histoire des dernières décennies, aurait dû inciter ces pays à anticiper et assumer, bien plus tôt, le besoin de cette redéfinition.

Le destin de l’intégration européenne, ancrée dans l’histoire longue de l’Europe, relancée dans les années 1980 par la gestation du marché et de la monnaie uniques, scandée par une série d’échéances politiques et interagissant désormais avec le processus de mondialisation, est devenu, collectivement et individuellement, un objet d’investissement continu. Cet investissement s’est affirmé avec ma participation aux activités de l’OFCE et s’est poursuivi, après que j’ai pris, en 2002, la direction de l’IRES et que j’ai rejoint, en 2008, le Groupe Alpha, cabinet en relations sociales, pour animer sa structure d’études.

La perspective de l’élargissement de l’Union Européenne en direction des Pays d’Europe Centrale et Orientale suscita en particulier une série de travaux individuels et collectifs. Je bénéficiais à cet égard de mon passage à Eurostat, qui m’avait permis de prendre directement contact avec la réalité de certains de ces pays. Ma participation aux actions de coopération statistique organisées dans le cadre du programme communautaire PHARE, s’est d’ailleurs poursuivie dans les années 1990, notamment en direction de la Bulgarie et de la Roumanie. Dans les années 2000 et dans un cadre d’échanges universitaires et associatifs, la Pologne a pris le relais.

J’avais vite tiré de mes interventions en Bulgarie, auprès des institutions qui se consacraient à l’analyse conjoncturelle et macroéconomique, et grâce à mon ami Roumen Avramov, alors vice-président de l’Agence pour la Coordination et le Développement Economiques, qui m’avait ouvert l’accès à une série d’informations et de données, un article sur la transition bulgare, qui se voulait une sorte de prototype de l’analyse conjoncturelle appliquée aux pays en transition (« Bulgarie: les difficultés d’une transition balkanique »). Cette implication individuelle est devenue partie prenante d’un engagement collectif des économistes de l’OFCE dans une réflexion prospective sur les perspectives ouvertes par l’élargissement envisagé de l’Union européenne aux pays d’Europe Centrale et orientale. Ces économistes ont mobilisé les instruments d’analyse macroéconomique à leur disposition (« Elargir l’Union européenne aux pays d’Europe Centrale et orientale », dans la Revue de l’OFCE en 1996). Cet engagement a débouché sur la publication, en 1996, d’un ouvrage collectif, sous la direction de Jacques Le Cacheux, aux presses de Sciences Po, bien dénommé Europe, La nouvelle vague, Perspectives économiques de l’élargissement. Je m’y intéressais en particulier aux similarités et différences entre le processus d’intégration des ‘PECO’ et le mouvement de rattrapage, complexe et contradictoire, éprouvé par les pays membres du sud de l’Europe, comme l’Espagne, après qu’ils aient adhéré à la communauté européenne dans la foulée de leur transition politique.

Ce thème du rattrapage, de pays ou de régions ‘retardés’ sur des pays ou régions plus avancés, pour aller vite, est devenu un objet de réflexion plus général, en mobilisant les apports d’une littérature historique et économique, à la fois ancienne et récente. Cela m’a conduit à examiner, avec Anne Lecuyer, comment, et dans quelle mesure, les fonds structurels européens ont contribué, dans les années 1980 et 1990, à ce rattrapage (« Croissance régionale, appartenance nationale et fonds structurels européens, un bilan d’étape », dans la Revue de l’OFCE en 2000). Nous avions mobilisé les données disponibles portant sur l’affectation de ces fonds, ce qui, alors, n’était pas trop courant, et nous avons examiné leur impact sur la croissance comparée des régions européennes. Ce travail a été repris, sous une forme aménagée, dans un ouvrage collectif publié sous la direction de Robert Salais et Robert Villeneuve (Europe and the Politics of Capabilities, Cambridge University Press, 2004). Il est à noter que, dix à quinze ans après ces travaux, une manifestation  frappante de la crise de la zone euro, au début des années 2010, est la réversibilité douloureuse et inattendue du rattrapage  dans certains pays ou régions.

L’élargissement de l’Union à l’Est n’était bien sûr pas la seule composante de l’horizon européen, dense en mutations institutionnelle (intégration du marché unique, avec la suppression des frontières fiscales ; marche à la monnaie unique, sous l’égide du traité de Maastricht). La gestion d’une telle transition a soulevé des enjeux controversés de politique économique, notamment lorsque, dans un contexte international perturbé et dans la situation nouvelle créée par l’unification allemande, la crise du système monétaire européen, en 1992, a conduit les gouvernants français, à ancrer, coûte que coûte, le Franc au Deutsche Mark. Cette politique du Franc fort a contribué à sauvegarder la perspective de l’euro mais s’est avérée très contraignante pour la gestion des équilibres macroéconomiques. L’OFCE s’est engagé dans ces controverses, notamment dans le cadre du Rapport sur l’état de l’Union européenne (co-édité par Fayard et les Presses de Sciences-Po), qu’il a pris l’habitude de publier annuellement, sous la direction de Jean-Paul Fitoussi. J’ai participé aux deux éditions de 1999 et 2000.

Avec plusieurs collègues de l’OFCE, nous avons entretenu la flamme de l’intervention sur une série de thèmes européens, en étant attentifs aux enjeux de l’heure mais en s’efforçant à la prise de recul analytique : sur la politique industrielle, avec Françoise Milewski et Emmanuel Combe (« La politique industrielle communautaire », Revue de l’OFCE, 1993) ; avec Catherine Mathieu sur la dynamique des tensions compétitives au sein de la zone euro en gestation (« Les positions compétitives en Europe à la veille de l’union monétaire »,  Lettre de l’OFCE, 1998) ; avec Jacques Le Cacheux, sur les impasses du budget européen (« Elargissement, PAC, politiques structurelles et ‘juste retour’ : la quadrature du cercle budgétaire européen » , Revue de l’OFCE, 1998, « Budget européen : triomphe de la logique comptable » , Lettre de l’OFCE, 1999) et les contradictions des mutations institutionnelles (« Après la présidence française : l’Union européenne, entre l’euro et l’élargissement », Lettre de l’OFCE, 2001) ; avec Jérôme Creel sur les leçons à tirer des premières années de la BCE (« La Banque Centrale Européenne ou le Seigneur des euros» et « La Banque Centrale et l’Union monétaire européennes: les tribulations de la crédibilité», Revue de l’OFCE, 2002). L’OFCE était un endroit tissé de coopérations vivantes et multiples (et le reste visiblement !).

A l’Université Pierre Mendès-France de Grenoble où j’enseignais comme professeur associé, la sympathique sollicitation exercée par Yann Echinard m’a amené à participer à plusieurs initiatives sur les sujets européens, dont il était le valeureux animateur. J’ai ainsi prolongé les réflexions menées à l’OFCE en rédigeant le chapitre « Pour une planification budgétaire concertée en Europe », de l’ouvrage Quel avenir pour l’euro ? 1 monnaie, 11 budgets, 15 Etats, publié en 1999 aux Presses Universitaires de Grenoble sous la direction de Yann. Mes interventions en DEA me permettaient de tester, auprès d’étudiants avancés, ces réflexions européennes.

Après mon départ à l’IRES, en 2002, mon intérêt pour les enjeux européens s’est entretenu de lui-même. La zone euro et l’élargissement étaient là. J’ai examiné dans la Chronique Internationale de l’IRES les problèmes, notamment d’ordre social, soulevés par la concrétisation et la gestion de l’élargissement (« Acquis social, acquis communautaire ? La solidarité à l’épreuve de l’élargissement », en 2002, et « Union européenne : après l’élargissement », en 2005).

Au-delà de l’échéance de l’élargissement, le passage à l’IRES m’a conduit à aborder plus franchement les enjeux dits de « l’Europe sociale » et leur interaction avec les choix de politique économique. C’était bien sûr parmi les centres d’intérêt prioritaires de l’IRES, de ses chercheurs et de ses partenaires, en particulier l’Institut Syndical Européen, organisme de recherche et de formation de la Confédération Européenne des Syndicats. La période s’y prêtait aussi : la stratégie de Lisbonne, inaugurée au début des années 2000, faisait naître des espoirs de réconciliation de l’intégration économique et de l’harmonisation sociale. La déception viendra cependant assez vite, sans même attendre l’entrée dans la période de crise ouverte à partir de 2008. J’ai examiné cette tension entre les dimensions économique et sociale de l’intégration européenne dans plusieurs articles : « Politiques économiques et politiques d’emploi : Reports, reports, reports » (Chronique internationale de  l’IRES, 2004) dont le titre parodiait celui du rapport de l’ancien premier ministre hollandais Wim Kok sur les politiques européennes d’emploi (Jobs, jobs, jobs) ; « Europe sociale, Europe salariale ? » (Revue d’Economie Politique, numéro spécial sur L’Europe sociale, 2005) ; « Policy mix in EMU: how well has it managed the European business cycle? », avec Andrew Watt, (chapitre de l’ouvrage collectif Delivering the Lisbon Goals: The Role of Macro Economic Policy Making publié par l’Institut Syndical Européen en 2006).

L’IRES cultivait la démarche comparative entre systèmes sociaux nationaux, en s’efforçant de bien situer ces systèmes comme le produit d’histoires et de cultures spécifiques : une ambition trop superficielle d’harmonisation peut se casser les dents sur cette hétérogénéité. Cette démarche nous a conduit à répondre, avec Christian Dufour, Adelheid Hege, Michel Husson et Udo Rehfeldt, à une sollicitation du ci-devant Commissariat général du Plan pour investiguer de manière fouillée, à la fois à partir de la littérature existante et de l’expérience de terrain, les « Négociations et dynamiques salariales comparées en Europe » (2005). C’est resté un rapport, qui procurait, je crois, un état des lieux assez complet, doté d’une grille de lecture analytique, des caractéristiques et des évolutions respectives des systèmes salariaux nationaux. Un projet ultérieur analogue, soutenu par des partenaires suédois et mené avec Iain Begg (LSE, London), Odile Chagny, Michel Husson et Florence Lefresne comparait les performances économiques et sociales de quatre pays européens bien choisis ( « Economic and Employment Policies and Performances in Four European Countries : France, Germany, Sweden, the United Kingdom », 2007). Il s’efforçait de rattacher ces performances comparées aux caractéristiques systémiques de chacun de ces pays.

Après avoir rejoint le Groupe ALPHA, début 2008, pour contribuer à l’animation de sa structure d’études, l’attention aux développements de la crise ouverte en 2008, partie de l’épicentre américain, devint une obligation continue, a fortiori lorsque la composante européenne de cette crise fut portée sur le devant de la scène. Je me suis exprimé régulièrement, via les supports éditoriaux du Groupe ALPHA, sur les péripéties et les implications socio-économiques de la crise européenne. L’onglet Publications recense ces interventions. Elles se sont efforcées de prendre la mesure des dangers pesant sur la construction européenne et de mettre en évidence les limites et les contradictions des initiatives politiques face à ces dangers. Comme j’avais repris, de 2009 à 2012, une activité de professeur associé à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan, centrée sur la macroéconomie de l’intégration européenne, j’ai pu mettre à l’épreuve, en temps réel, ces réflexions devant un public d’étudiants avertis et motivés.

J’ai développé certaines réflexions européennes en les publiant sur le site La vie des idées, qui contribue, dans un esprit dynamique et pluraliste, à l’animation de la vie intellectuelle française. J’ai synthétisé ma vision des contradictions qui minaient la zone euro (« Une union monétaire en trompe-l’œil ? », Septembre 2012). J’ai mis à profit la publication de deux ouvrages sur l’Europe par mes amis Philippe Herzog (Europe, réveille-toi, Le Manuscrit, 2013) et Robert Salais (Le viol d’Europe, Enquête sur la disparition d’une idée, PUF, 2013) pour préciser mon propre point de vue sur les facteurs fondamentaux de la crise européenne (« L’Europe écartelée entre Etats et marchés », Janvier 2014).