Années 1990, la conjoncture au prisme de l’analyse cyclique

En juin 1996, l’INSEE publiait, en addendum à sa périodique note de conjoncture et sous la plume d’Alain Tranap, un texte intitulé « 50 ans d’analyse conjoncturelle à l’INSEE » et, dans le cours du développement, citait cet extrait de mon ouvrage publié en 1987 sous le titre Pratique contemporaine de l’analyse conjoncturelle : « La robustesse n’exclut pas la vulnérabilité. La vulnérabilité actuelle de la tradition française d’étude conjoncturelle se focalise sur deux points: sa distance à l’égard de la recherche sur les mouvements cycliques, courts et longs; sa difficulté à intégrer réellement la dimension financière de l’activité économique dans ses analyses. Les deux sont liés: les transformations du système financier, de ses modes de réponse aux exigences des agents économiques tendent à surgir au cours des phases critiques du cycle économique, intervenant ainsi directement dans le déroulement conjoncturel ». Relisant ce passage, je me suis rendu compte que les travaux effectués depuis la rédaction de ma thèse avaient largement été centrés sur ces lieux de vulnérabilité. S’ils avaient pris cette orientation, c’était tout autant sous la pression des événements eux-mêmes qu’en vertu de l’intention implicite alors exprimée.

Quand on débarquait en néophyte au service de la conjoncture de l’INSEE à la fin des années soixante-dix, c’était un endroit passionnant, mais il n’était pas besoin de faire preuve de ce qu’on pourrait appeler une culture cyclique, bien plus ancrée dans la tradition des conjoncturistes d’outre-Atlantique. Dans les années suivantes, deux éléments m’avaient sensibilisé à la pertinence de cette culture, dont l’apport est la mise en perspective de conjonctures toujours circonstanciées dans une histoire économique de longue période: l’analyse des erreurs de prévision conjoncturelle de l’INSEE, à laquelle j’avais procédé avec Jean-Pierre Cling et qui montrait, en négatif, la présence du cycle dans la localisation et la récurrence de ces erreurs; le fait aussi que la tradition d’analyse théorique, à laquelle je me rattachais alors et qui pensait la dynamique capitaliste en termes de phases de suraccumulation et de dévalorisation du capital, incorporait naturellement la notion de cycle dans sa construction, comme l’expression rythmique des tensions entre l’efficacité et la rentabilité des capitaux et de leurs corrections conséquentes. Même si je pense, avec le recul, que ce cadre théorique n’avait pas l’exhaustivité explicative à laquelle il a prétendu, ce fut en tout cas un bon éveil à la récurrence, latente ou ouverte, des difficultés de l’accumulation du capital. La lecture des chroniques de conjoncture de l’OFCE, dans les années 1990, montre que la notion de suraccumulation du capital faisait partie du corps d’idées des conjoncturistes de cette maison.

La pratique des travaux conjoncturels influence la forme d’esprit en ce sens qu’elle incite à un dialogue pragmatique entre des traditions théoriques différentes, voire opposées. Ce peut être pratiqué comme un éclectisme sans principes, ce peut être aussi une incitation à dépasser certains blocages du débat académique. Je n’ai, pour ma part, jamais été à l’aise avec une opposition crispée entre le holisme macroéconomique et l’individualisme méthodologique, notamment parce que l’étude de la conjoncture oblige à entrer dans la compréhension de l’interaction entre la régulation macroéconomique et les projets des agents et qu’elle construit pour cela ses propres outils d’observation, comme les enquêtes d’opinion conjoncturelle. Analyser sérieusement la conjoncture, c’était aussi le moyen de travailler à l’intersection d’un raisonnement macroéconomique qui mise sur la stabilité des « lois » régissant les interdépendances globales et d’un effort de compréhension des comportements concrets des acteurs économiques (une bonne partie des articles que j’ai publiés au début des années quatre-vingt se situait à cette intersection). C’est cette même ambivalence qui explique l’oscillation des conjoncturistes entre la conscience de l’incertitude intrinsèque de nombreuses situations conjoncturelles, incertitude pour partie endogène aux interactions que nouent les agents économiques, et un penchant déterministe plus facile à cultiver après coup. Les conjoncturistes passent leur temps à raconter des histoires, c’est-à-dire à proposer une reconstruction rationnelle ex post d’enchaînements conjoncturels difficiles à prévoir ex ante. C’est un peu comme les énigmes policières: elles se dénouent pour faire apparaître l’évidence d’une séquence d’événements difficilement identifiable et prévisible en temps réel.

Un exemple pour concrétiser cet énoncé: quand je reprends la suite des chroniques de conjoncture que l’OFCE a publiées en 1995 et 1996 et dont j’ai assumé la responsabilité de la composante internationale, intitulées successivement « l’investissement fuit le risque » (en Avril 1995), « l’offre devance la demande » (en Octobre 1995), « le crépuscule des monnaies fortes » (en Avril 1996), chroniques dont le contenu précisait les inquiétudes exprimées par les titres, je pense que l’avertissement sur le risque de plus en plus prononcé et finalement réalisé d’avortement de la reprise engagée en 1994, après la récession de 1993, fut clair et net. En même temps, il était très difficile, pour des conjoncturistes conscients des incertitudes propres à une situation où des pressions déflationnistes plus intenses favorisaient l’attentisme des agents économiques, de trancher d’emblée sur la réalisation de ce risque. Pour émettre des prévisions plus réalistes, il aurait fallu considérer que les politiques économiques alors suivies en Europe conduisaient fatalement à la rechute, parce qu’elles donnaient la priorité à la convergence dite nominale en vue de l’unification monétaire européenne. Si ces politiques ont été l’auteur du crime, c’est plus facile à dire après qu’avant, non pas parce qu’il y aurait un risque à le dire avant, mais parce que les conjoncturistes ne sont pas omnipotents pour démêler les fils de l’incertitude conjoncturelle et qu’ils le savent.

D’où l’importance finalement du récit dans les analyses conjoncturelles. Le philosophe Gilles-Gaston Granger, lu à ce moment avec grande attention, a exprimé avec profondeur la dualité épistémologique du réel et du virtuel, qui se résorbe dans le récit : « La représentation et l’explication scientifique introduisent, à côté de l’image des faits actuellement réalisés, des faits virtuels, qui pourraient ou ne pourraient pas s’actualiser… Un récit, une “histoire”, est une suite de faits actuels concrets, et non pas d’évènements abstraits d’un univers virtuel. L’unité qui lui est conférée n’est pas d’abord rapportée à des relations et à des contraintes, formulées dans un tel univers de virtualités. Elle est supposée lui venir d’une réalité individuelle, dont il est l’histoire, et aussi du cours du temps lui-même, considéré plus ou moins comme un personnage du drame, en ce qu’il produit une usure des êtres et ménage des transformations, des “péripéties” selon l’expression de la Poétique d’Aristote » (Le probable, le possible et le virtuel, Odile Jacob,  1995).

Le récit joue effectivement le rôle important de travail de reconstitution rationnelle d’une histoire en train de se faire et si les prévisions chiffrées sont utiles, c’est, entre autres choses, parce que leurs erreurs incitent à ce travail et l’orientent. Dans plusieurs articles des années 1990, j’ai exprimé un regard critique sur les politiques économiques menées en Europe (ainsi, en 1993, dans la Revue Française d’Economie,  « La politique économique et l’emploi: retour critique sur une décennie » et, en 1998, dans Esprit, « Les incohérences de la politique économique européenne »). Ces articles prenaient en compte l’expérience vécue, comme conjoncturiste, de la difficile évaluation correcte, en temps réel, de l’impact de ces politiques.

L’analyse conjoncturelle incite à l’insertion du raisonnement économique dans l’approche historique. Pratiquée avec suffisamment de profondeur et de lucidité, elle peut être un outil de révélation des enjeux structurels, en refusant un dualisme pur et dur de la conjoncture et de la structure. Ce dualisme méconnaît en effet la densité structurelle des mouvements conjoncturels et le fait que les bifurcations de l’histoire peuvent se décider au sein de conjonctures précises. Au demeurant, les grandes erreurs de prévision, comme celles de 1974-75 et de 1992-93, manifestent une incapacité, sinon générale du moins largement partagée, des conjoncturistes à anticiper et même percevoir en temps réel la gravité de retournements récessifs ; elles reposent sur une insuffisante compréhension de l’interférence entre des dérives structurelles mal identifiées (l’épuisement des trente glorieuses en 1974-75, l’instabilité d’économies financièrement libéralisées en 1992-93) et des configurations macroéconomiques inédites (la propagation du choc pétrolier dans le premier cas,  l’impact de l’unification allemande dans le second). J’ai publié en 1995 une Lettre de l’OFCE (« Les erreurs de la prévision conjoncturelle ») sur cette caractérisation des erreurs de prévision et sur la vulnérabilité des diagnostics conjoncturels face à des retournements qui mêlent inflexion conjoncturelle et défaillance structurelle. Nul besoin d’insister sur la récurrence de ce type de combinaison à l’orée de la grande récession de 2008-2009.

C’est évidemment une chose d’énoncer ce principe de révélation des enjeux structurels par l’analyse de la conjoncture et une autre de le mettre en œuvre. Si, dans les années 1980-90, une instabilité périlleuse faisait retour dans la réalité de la dynamique économique, il était souhaitable d’en approfondir les ressorts. Le réinvestissement de la notion de cycle en fut le moyen et ma réflexion personnelle a bénéficié de l’engagement commun des conjoncturistes de l’OFCE dans cet effort, comme en témoigne l’ouvrage collectif Les cycles économiques publié en 1994, sous l’impulsion de Philippe Sigogne. J’ai mis à profit ma présence à l’OFCE, et les collaborations qui s’y nouaient, pour contribuer à cette actualisation de l’analyse cyclique, remise au goût du jour par les fluctuations plus marquées des économies européennes. Cet effort s’enracinait dans un retour sur l’histoire de la pensée cyclique, empirique et théorique (dont un résumé est disponible dans une monographie collective publiée par Eurostat en 2003). Il me permettait de replacer mes analyses antérieures, notamment celles concernant le comportement d’investissement, dans une perspective cyclique (par exemple dans l’article « Cycles et trends d’épargne et d’investissement dans une économie moyenne et ouverte: le cas de la France », publié en 1993 dans la Revue de l’OFCE).

Un article publié en 1996 dans Economie Appliquée (« Analyse conjoncturelle et étude des cycles: permanences et nouveautés ») passait en revue les conceptions théoriques en compétition autour de ce réinvestissement dans l’analyse cyclique. A la relecture, j’en retiens deux idées en forme de garde-fous, face à des usages expéditifs ou réducteurs de la notion de cycle : il n’y a pas de paradigme cyclique unique, car les antagonismes sont suffisants pour différencier les courants de pensée recourant à cette notion ; les mauvais usages de la notion de cycle chassent trop fréquemment les bons, dans les media courants, ce qui serait un moindre mal, mais aussi dans les instances de réflexion et de politique économiques, lorsqu’on y vient à considérer le cycle comme une réalité fatale, parfaitement exogène aux stratégies des acteurs et spécialement à la politique économique (« c’est la faute au cycle »). J’actualise à ce propos, dans l’article « Le quinquennat sous l’ombre du cycle »  de l’onglet Analyses, des réflexions d’ordre analytique exprimées lors de la soutenance de mon habilitation à diriger des recherches, en 1996.

L’analyse cyclique est une aide au diagnostic conjoncturel et à la prévision, et c’est d’ailleurs cette motivation qui avait conduit à développer les réflexions cycliques à l’OFCE au début des années 1990, sous l’impulsion de Philippe Sigogne. Mais ce n’est sûrement pas une garantie assurée de meilleures prévisions. S’il y a encore eu quelque naïveté à le croire, l’expérience vécue des prévisions depuis deux décennies est là pour la démentir. Disons plutôt que cette expérience renforce le souci de ce qu’on devrait appeler l’éthique de responsabilité publique des  prévisionnistes: quel est le sens social de l’affinement conceptuel et technique de leurs méthodes?  Ces progrès délivrent-ils une information dotée d’une plus grande pertinence, c’est-à-dire contribuant à une meilleure efficacité de l’action économique ? Cette information est-elle libératrice, en révélant les options alternatives au sein d’une conjoncture donnée, ou paralysante, en édictant les normes qui pré-délimitent les actions envisageables par les acteurs politiques et sociaux ? Le sens social des prévisions économiques gagnerait sans doute à être davantage débattu, car la pluralité des évolutions et des choix envisageables au sein d’une conjoncture donnée n’est pas réductible au fétichisme des quelques chiffres prévisionnels de croissance et de déficit budgétaire. Un article paru en 1998 dans les Cahiers Français (« La prévision conjoncturelle : un état des lieux ») porte la trace de ces interrogations.

Comme conjoncturiste un peu lassé des exercices prévisionnels mais conscient du bagage analytique que lui ont permis d’acquérir les travaux conjoncturels, je me suis engagé, au milieu des années 1990, dans une interrogation plus large de l’histoire économique, qui en travaille les chronologies, les faits significatifs, les rythmes multiples pour comprendre comment certaines conjonctures tranchent au sein des virtualités en présence pour engendrer une trajectoire de longue période. Ayant fait une incursion exploratoire sur le terrain des cycles longs (« Le repérage macroéconomique des fluctuations longues: une évaluation critique de quelques travaux modernes »), j’ai été frappé de voir comment certaines discussions techniques évoquées à propos de l’analyse conjoncturelle se retrouvaient, mutatis mutandis mais depuis longtemps, dans l’investigation sur la longue période (par exemple au sein des controverses entre Kondratiev, l’inventeur des cycles longs, et ses contradicteurs contemporains). Avec Luc Trequattrini, nous avons présenté, dans un document de travail de l’OFCE en 1999 (« Long and short Growth Trends and Cycles : An application of Multivariate Structural Time Series Models to Five Countries »), nos tentatives restées exploratoires pour utiliser les modèles à composantes inobservables dans l’identification des cycles longs : si le cycle de Kondratiev reste un objet malaisé à cet égard, peut-être parce que la longueur de sa période en fait une réalité virtuelle, car trop soumise aux chocs historiques de toutes espèces (à commencer par les guerres), du moins avons-nous retrouvé assez clairement celui, moins long, de Kuznets !