Blog

Introspection post-Brexit

La césure du Brexit incite visiblement des écrivains britanniques à une introspection romanesque remontant l’histoire du Royaume-Uni au cours des dernières décennies pour explorer le croisement du cours de cette histoire et de destins individuels et familiaux qui se jouent sur un espace plus vaste que l’île rattrapée par son atavisme insulaire. Un retour revigorant et réflexif sur le roman national.

Lire la suite « Introspection post-Brexit »
Article mis en avant

Filmer les migrations

Deux films courageux sortis récemment montrent les périples, lourds de dangers, de migrants partis de loin pour rejoindre la terre promise européenne : « Moi capitaine », de Matteo Garrone, qui conte l’itinérance au travers du continent africain, puis de la Méditerranée, de deux jeunes sénégalais ; et « Green Border », d’Agnieszka Holland, qui immerge dans l’expérience vécue d’une famille syrienne et d’une femme afghane pour rejoindre la Pologne puis, pour la famille, la Suède, via la Biélorussie. « Green Border » fait référence explicitement à la crise frontalière de 2021 entre Pologne et Biélorussie lorsque l’autocrate Loukachenko se fit passeur en organisant des transferts aériens jusqu’à Minsk et en promettant aux candidats migrants un passage aisé de la frontière forestière entre les deux pays.

Lire la suite « Filmer les migrations »
Article mis en avant

Trois femmes en libre cavale

Un peu par hasard, j’ai lu ces trois romans à peu près au même moment. L’un, parce que cette histoire d’une parisienne artiste débarquant en solitaire dans un coin perdu de Bretagne pour y vivre m’intriguait (et je l’ai lue avant que le roman n’obtienne le prix Renaudot !) ; l’autre, parce que le livre m’a été offert et qu’en ce cas, je suis curieux de l’intention associée au cadeau (et je n’avais jamais rien lu de Lucy Fricke) ; le dernier, parce que j’ai un faible pour l’Amérique latine et le musée du quai Branly et que je dispose d’une petite collection de mini-huacos érotiques, copies bon marché des originaux se trouvant dans un musée de Lima – ces céramiques précolombiennes en forme de figurines animales ou humaines. Ces trois livres racontent des histoires qui, au premier degré, n’ont rien à voir entre elles. Et pourtant, le hasard de leur lecture rapprochée me fit ressortir d’autant plus leur trait commun : le destin de femmes qui s’émancipent, à leurs risques et périls, d’une trajectoire prédéterminée par leur propre histoire personnelle et son contexte relationnel et professionnel (version pdf de l’article téléchargeable ici).

Lire la suite « Trois femmes en libre cavale »
Article mis en avant

Lohengrin, par Serebrennikov: la mort du romantisme

Comment transformer un opéra romantique du milieu du 19e siècle, qui célèbre le héros providentiel et messianique venu d’ailleurs, doté d’une supériorité quasi-divine, pour conduire le peuple au combat avant de renoncer, en une œuvre dénonçant la guerre de conquête, ses désastres humains et les troubles qu’elle engendre dans les esprits ? C’est le tour de force dialectique que réussit Kirill Serebrennikov – metteur en scène russe exilé et opposé à la guerre en Ukraine – dans sa mise en scène, à l’Opéra national de Paris, de « Lohengrin », opéra de Richard Wagner (en septembre et octobre 2023). Dans un parfait respect de la partition et du livret et une tenue magistrale de l’orchestre et des choeurs ! Mais en changeant, par l’adresse dans sa conduite du jeu des acteurs-chanteurs et des relations entre eux, l’angle de vue du spectateur sur cette histoire héritée de la vieille légende médiévale du Chevalier au cygne. Elsa, jeune femme de noble ascendance, traumatisée par la mort au combat de son frère, dont elle est tenue pour responsable, imagine la venue d’un sauveur providentiel, qui arrivera bien en la personne de Lohengrin et s’avérera un va-t-en-guerre versatile, à l’identité interdite, misant sur l’aura mystérieuse qui l’entoure, venu mobiliser les troupes blessées et résignées dans l’hôpital où Elsa est internée. Lorsque Wagner composa cet opéra en 1848, c’était encore un jeune homme adhérant au mouvement des révolutions démocratiques et nationalistes de l’époque, ce qui lui valut quelques ennuis. De l’eau a coulé sous les ponts depuis lors et, pour aller très vite, au cours des quasi-deux siècles qui ont suivi, le nationalisme s’est distancié de la démocratie pour prendre les couleurs revanchardes et impérialistes qu’on lui connait. Kirill Serebrennikov en prend acte et dévoile le sombre envers de la légende.

Article mis en avant

Chili, une si longue convalescence

La maison de Pablo Neruda, à Isla Negra, 1990

En septembre 1973, j’allais sur la vingtaine et je participais à un voyage politico-touristique d’un groupe de jeunes en Bulgarie. C’est là que nous apprîmes la survenue et la réussite du coup d’Etat militaire contre la présidence de Salvador Allende, au Chili. Le chauffeur du bus qui nous faisait parcourir la Bulgarie commenta ainsi : « Si Staline avait été là-bas, ça ne se serait pas passé comme ça » – il avait d’ailleurs une petite photo de Staline sur son tableau de bord, comme d’autres la sainte vierge. De fait, Allende n’était pas Staline. Et l’URSS post-stalinienne, mais pas déstalinisée pour autant, souhaitait avant tout gérer son pré carré en toute tranquillité, sans ingérence. Elle l’avait crûment rappelé quelques années auparavant, en annihilant le printemps de Prague et en soumettant la Tchécoslovaquie à un régime hivernal. Prague et Santiago parachevaient Yalta un quart de siècle après, figeant la guerre froide en un affrontement entre blocs ou camps, dans le meilleur des cas atténué par les progrès de la « détente ». Mais la transition autonome et pacifique de pays supposés souverains à une société davantage démocratique était en quelque sorte interdite, lorsque ces pays appartenaient à l’un de ces blocs : dans l’affrontement, ils prenaient une valeur géopolitique bien au-delà de leur taille, petite ou moyenne, et de leur localisation géographique. Le Chili, c’est un bord du monde… [version pdf de l’article téléchargeable ici]

Lire la suite « Chili, une si longue convalescence »
Article mis en avant

Lamento haïtien

En 2009, nous avions accueilli, dans la structure que j’animais alors, une jeune stagiaire haïtienne, brillante étudiante de master. Aux vacances d’hiver, elle repartit en Haïti et fut engloutie par le séisme du 12 janvier 2010, alors même qu’elle se rendait à l’institut culturel français. Une vie amorcée, effacée sans coup férir par le tremblement meurtrier.

Haïti, pays de souffrance… Eddy est un jeune homme, depuis peu employé prometteur de l’administration fiscale, épris de probité dans un pays où celle-ci est une prise de risque extrême. Il subit le séisme et lui survit mais ne s’en relève pas. Le roman de Guy Regis Jr, « L’homme qui n’arrête pas d’arrêter » (JC Lattès, 2023) est un long lamento qu’Eddy s’adresse, usant de la deuxième personne, à lui-même sur un mode solipsiste, se dissolvant entre ses addictions, s’égarant entre ses amours perdus, se réfugiant parfois auprès de sa vieille maman pour tromper sa solitude et tempérer son désespoir. Il devient un zombie objet de dérision. Et pourtant sa curiosité réveillée par la vision d’un jeune rappeur assassiné dans une rue de Port-au-Prince lui fait reprendre un fil de vie fragile, une envie de savoir, jusqu’à retrouver la voie de l’échange avec ses semblables et vivre une épiphanie amoureuse régénératrice. L’exhortation finale d’un vieux poète le fera s’extraire enfin de la malédiction du zombie et se réapproprier une parole salvatrice, désincarcérée : « Puisque des années et des années, sans répit, que vous côtoyez de plus près la mort, des années et des années que vous êtes considérés morts. Morts avec ces terribles tremblements de terre, morts avec ces hécatombes, morts avec ces catastrophes redondantes qui secouent, tourneboulent, ratiboisent tout en vous. Il ne vous reste plus que la parole obsédante, éternelle. Pour arrêter de penser sur la même misère infernale, mille fois la même chose ».

L’anti-nostalgie

« Vers un avenir radieux ? » La nostalgie est un sentiment ambivalent, qui peut virer à l’enfermement séducteur et complaisant, avec soi. Giovanni – Nanni Moretti en personne – est un cinéaste et un boomer à principes, au point d’être psychorigide avec son entourage familial et professionnel, ses acteurs, son épouse et collaboratrice historique, sa fille… Il connait son cinéma, fellinien notamment, sur le bout des doigts et n’hésite pas à faire la leçon démonstrative à un jeune collègue, du haut de ses quarante années de carrière. Il a d’ailleurs de bonnes raisons lorsqu’il démontre éloquemment, face à une scène d’exécution esthétiquement standardisée tournée par ce collègue, que la violence est montrable au cinéma si le spectateur est amené à en ressentir le caractère insupportable et saura donc s’en détourner. Mais son comportement de donneur de leçons insupporte et sombre dans la stérilité, tant il rejette hors de sa vue la vie qui ne colle pas à ses conceptions. C’est un boomer impénitent.

Giovanni tourne, aujourd’hui, un film sur l’impact, dans un quartier populaire de la banlieue romaine, de l’intervention soviétique de 1956 en Hongrie, alors même qu’un cirque hongrois vient de faire joyeusement son entrée dans le quartier. Les membres de l’active et influente section locale du parti communiste italien, et notamment sa charismatique secrétaire, se rebellent spontanément contre cette intervention mais se heurtent à la hiérarchie du parti, alors dirigé par Palmiro Togliatti. La tension monte au sein du couple amoureux formé par la secrétaire et un rédacteur de l’Unita, le quotidien du PCI.

Giovanni envisage une chute fatale du film, d’autant qu’il est lui-même déstabilisé par la déréliction de son couple et les péripéties de la production : son producteur français défaille et Netflix le traite comme un ringard. Le film est heureusement sauvé par la providence qu’incarnent de jeunes producteurs coréens, dégottés par l’encore épouse de Giovanni et trouvant sans doute exotique ce pan de l’histoire italienne et européenne. Dans un élan salvateur, Giovanni change la fin du film au dernier moment, en changeant l’histoire tout court. Le rédacteur, arbitrant en faveur de la solidarité amoureuse contre la loyauté partisane, se joint finalement à la rébellion et sort un numéro de l’Unita qui annonce la rupture avec Moscou. Une foule joyeuse et fière défile dans le quartier – à l’image du fameux tableau de Giuseppe Belliza « Il quarto stato » mobilisé par Bertolucci pour son film « 1900 ». Et Giovanni, enfin dénoué, part dans une danse avec ses acteurs et techniciens.

Et si on réécrivait librement l’histoire, pour faire de la nostalgie non pas un ressassement mais une réouverture des possibles ? La vie un peu comme un cirque, une prise de risques.

Ecrire la guerre

Quand les femmes et les hommes ordinaires sont plongés dans la guerre, que devient leur humanité, mise à l’épreuve ? La question n’est pas neuve et la littérature qui l’explore, au-delà des péripéties immédiates de la guerre pour dire comment cette dernière transforme les humains, n’est pas rare, mais la justesse de son regard est moins répandue. Si cette littérature a ses classiques, elle se renouvelle grâce à des écrivains contemporains, qui maîtrisent, chacun à leur façon, cette justesse du regard. Voici trois notules sur des romans parus en 2022.

Mathieu Belezi retrace, dans une langue aussi tragique que poétique, les tribulations de soldats français et d’apprentis colons aux premiers temps de la guerre de conquête coloniale de l’Algérie par la France, au milieu du 19e siècle. Tribulations cruelles, pour les autochtones et pour eux-mêmes, qui font osciller chacun de ces intrus en terre algérienne, venus « Attaquer la terre et le soleil », sur le fil du rasoir entre la damnation et le renoncement.

Andreï Kourkov fait revivre la Kiev de 1919, lorsque, au sortir de la première guerre mondiale, la ville est en proie aux imprévisibles et dangereux affrontements de la guerre civile entre rouges et blancs. Le destin de la ville hésite entre la tentative de république ukrainienne et l’appartenance au nouvel ensemble soviétique. Pris dans les affres de l’époque, deux jeunes gens, Samson et Nadejda, prennent le parti ou le pari soviétique, poussés par les circonstances autant que par leurs aspirations. Et avec son habituelle verve burlesque, Andréï Kourkov mêle au tragique du temps une drôle d’enquête policière qui emporte le lecteur dans les rues et les quartiers de Kiev. « L’oreille de Kiev » est aussi un hommage cartographique à la ville éprouvée.

La rencontre d’un style et d’une histoire me rend un roman spécialement attachant, quand l’histoire se coule dans le style, quand le style porte l’histoire, comme on voudra. Avec Alain Emery, on n’est pas déçu. Dans « Quatre rivières », des personnages rapidement mais densément esquissés, comme gravés sur les pages, se mettent à exister par la mémoire qu’ils trimballent et qui les hante, en l’occurrence celle de la grande guerre et de ses traumatismes, dont l’écho n’en finit pas de se propager des années après l’armistice. « La mémoire, quand on y pense, c’est une belle vacherie. Une vase malodorante et brune, grouillante de revenants et de cauchemars, où s’embourbent des lambeaux de souvenirs dont on peine à saisir le sens. Quand on patauge assez longtemps dans ce marécage, on finit parfois par s’y égarer. Tout le monde peut se perdre ». Alexandre, jeune chirurgien confronté aux horreurs du front, s’établit quelques années plus tard dans un bourg tranquille, cerné par ces rivières qui peuvent se révéler tumultueuses. Il pourrait prendre la voie assurée d’un notable de village, mais l’écho de la guerre lui revient en plein visage, finissant par le pousser à la fuite et à l’exil. Il y a quelque chose de Bardamu chez Alexandre, sans le cynisme cependant, un désespoir contenu qui entraine au bord de l’abîme, sans jamais renoncer pourtant à l’espérance d’un regain vital.

La guerre hante les survivants, dont les héritiers n’échappent pas, quand bien même ils tentent l’oubli, aux réminiscences de tous ordres. Aujourd’hui n’est pas hier mais, lorsque la guerre fait rage sur la terre d’Ukraine, il est bien qu’une littérature opère une juste mise à distance de la tourmente guerrière pour aider à mieux penser cet aujourd’hui.

Übergang

Il y a une dizaine d’années, j’avais visité à Berlin deux expositions photographiques jumelles : « Die geschlossene Gesellschaft » (« La société fermée »), une rétrospective de la photographie est-allemande, d’avant la réunification, qui rendait compte des postures, des us et coutumes, des échappatoires aussi des citoyens de la ci-devant RDA ; « Übergänge » (« Traversées »), un remarquable travail de la photographe Angelika Kampfer qui, à des années d’intervalle, avant et après la réunification, a photographié à trois reprises les mêmes personnes ou familles d’Allemagne de l’Est, laissant le visiteur s’interroger sur ce qui, dans leurs changements apparents, relève du banal vieillissement ou de la transplantation soudaine dans une réalité sociale qui n’était plus celle dans laquelle elles avaient vécu durant des décennies.

Car les Allemands de l’est, les « Ossis », ont vécu cette expérience rare : basculer en si peu de temps, après que les plus protestataires et résolus d’entre eux, qui savaient ce que liberté veut dire, aient fait chuter le mur, dans une réalité sociale, économique et politique qu’ils ne connaissaient souvent qu’au travers des filtres informationnels imposés par le régime de la RDA et dont ils durent faire l’apprentissage accéléré. Dans la pluralité des trajectoires individuelles et familiales, l’émancipation et le traumatisme ont été diversement distribués. Le cinéma et la littérature s’en sont souvent emparés.

Alors que la génération née au voisinage de la réunification arrive à maturité, l’écrivain allemand Bernhard Schlink reprend ce thème, en s’interrogeant sur la fragilité de la transmission entre générations. Au milieu des années 2010, Kaspar, libraire de profession et encore jeune septuagénaire, qui vit à Berlin depuis longtemps et auparavant à Berlin-Ouest, vient de perdre son épouse Birgit – une mort quelque part entre l’accident et le suicide. Cinquante ans auparavant, Kaspar avait organisé, par amour, la fuite à l’ouest de Birgit, née en RDA et jusque-là jeune pionnière plutôt convaincue, quoique ouverte au monde, du socialisme est-allemand. Cet acte d’amour réciproque recelait sa part de silence : après le décès de Birgit, Kaspar lit enfin les esquisses du roman autobiographique qu’elle avait la velléité de publier – ces esquisses sont une part entière du livre de Bernhard Schlink. Il y découvre que, peu avant sa fuite à l’ouest, au milieu des années 1960, Birgit avait accouché d’une petite fille, abandonnée, par l’intermédiaire d’une amie, aux bons soins d’autrui. D’abord désarçonné, Kaspar se met à la recherche de cette fille, Svenja, désormais quinquagénaire, dans un périple qui le fait aller de bourgade en bourgade le long, très symboliquement, de l’Oder. Il finira par la trouver, au sein d’une communauté « völkisch », en couple avec un homme autoritaire et inquiétant et elle-même mère d’une adolescente de quatorze ans, Sigrun.

« Völkisch » ? Un terme étonnamment syncrétique : les communautés völkisch, réapparues ici et là dans la foulée de l’effondrement de la RDA pratiquent un nationalisme traditionnaliste et identitaire, attaché à la terre, mâtiné de références nazies, négationnistes et complotistes, flirtant avec la violence ouverte. Kaspar, homme modéré et pondéré, qui connait son histoire allemande, se heurte à cette réalité traumatisante et va l’affronter en tâtonnant, en se demandant à chaque pas comment la contourner sans se renier. Il apprend sur ce qu’a été la vie de Svenja, rejetée par sa famille adoptive autant qu’elle la rejette, une vie qui est une suite d’épreuves à l’image de l’effondrement matériel et moral de la RDA. Surtout Kaspar noue une relation affectueuse avec Sigrun, pourtant contaminée par les tropismes familiaux mais secrètement rebelle, qui le considère comme son grand-père. Il réussit à faire de l’accès à la musique et au piano un puissant, quoique réversible, outil d’émancipation pour Sigrun. Mais comment faire face à une adolescente qui vous assène, fière d’elle-même et soi-disant preuves à l’appui, que le journal d’Anne Frank est un faux ? C’est l’histoire de cette « traversée », au bord du drame, que Bernhard Schlink retrace, avec un style d’une extrême délicatesse, bien servi par la traduction de Bernard Lortholary, pour restituer l’intime complexité de ses personnages et de leurs sentiments.

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑