A l’Est, en lisant, en cavalant: 2.Roumanie des Carpathes

L’arc des Carpathes, qui part du Banat, au sud-ouest de la Roumanie, s’oriente d’abord vers l’est avant de s’incurver et de remonter vers le nord, en direction de la Bucovine, à proximité de l’Ukraine. Il sépare de la Transylvanie les plaines valaque et moldave, respectivement bordées par le Danube et le Prout, qui confluent peu avant le delta du premier. Qui vient de Bucarest, au sud, pour pénétrer en Transylvanie doit franchir cette barrière naturelle par l’une des routes spectaculaires qui en entaillent les escarpements. Les Carpathes évoquent plus les Pyrénées que les Alpes, c’est une rude barrière rocheuse qui s’élève sans guère de transition au-dessus de la plaine valaque et du plateau transylvain.

L’histoire a inévitablement mobilisé cette barrière comme une frontière. L’empire des Habsbourg d’Autriche, devenu la double monarchie austro-hongroise en 1867, est allé buter depuis l’ouest sur cette limite. Les cultures germanique et hongroise ont déposé des sédiments durables sur les plaines et collines transylvaines. S’il fut frontière, l’arc des Carpathes est désormais une sorte de colonne vertébrale de la Roumanie contemporaine, qui parvient, en dépit des tensions et soubresauts de tous ordres, à faire de sa diversité géographique et culturelle un facteur d’européanisation bien plus qu’un handicap. Ce n’est sûrement pas un processus achevé. Dominique Fernandez et le photographe Ferrante Ferranti célèbrent heureusement cette riche diversité dans leur livre de voyage Rhapsodie roumaine (Grasset, 1998).

A la fin des années 1990, j’ai franchi les Carpathes depuis Bucarest, passant par Ploiesti et ses mornes champs de derricks pour aboutir à Brasov via Sinaia, avenante villégiature royale au style Belle Epoque, dont les parcs et le château rappellent une Roumanie d’avant-guerre qui devait assez bien ressembler au royaume syldave d’Ottokar. Après Sinaia, il faut remonter la vallée verdoyante et habitée de la Prahova qui déroule ses méandres en direction du Danube. Les flancs de la vallée sont entrecoupés de lourdes forêts et bordés par les sommets brumeux et escarpés des monts Bucegi, ces « monts de craie minutieusement sculptés, aux cimes délicates et précises » dont parle  Mihail Sebastian dans son roman de 1940 L’accident (Mercure de France, 2002). Lorsque la route dévale vers Brasov et le plateau transylvain, elle pénètre une campagne animée, assemblage de champs et de meules, fourmillant d’une activité paysanne tranquille et décidée, dont les rythmes semblent empreindre depuis longtemps le paysage vallonné. Dans son livre, Mihail Sebastian raconte une sentimentale descente à ski vers Brasov depuis Poiana, station proche, à la fin de l’année 1934, pour aller jouir des lumières de la ville fort animée à l’époque. Sebastian, écrivain juif roumain qui dans son roman de 1934, Depuis deux mille ans (Stock, 1998), exprime son désarroi face à la montée antisémite dans son pays, mourra en 1945 d’un accident de la circulation. Il est un personnage du roman de Lionel Duroy, Eugenia (Julliard, 2018), dont le cœur est le pogrom de Iasi, ville de la Moldavie roumaine, en 1941.

Un anneau de villes moyennes, Brasov, Sibiu, Sighisoara, vieilles cités corporatives et marchandes, enserre le cœur campagnard de cette partie sud du plateau transylvain. C’est une province d’ancienne civilisation, forte de traditions paysannes et marchandes enracinées, riche d’une longue vie urbaine organisée. La « systématisation », au temps de Ceausescu, a plaqué brutalement sur le paysage préexistant, sans parvenir à le noyer pourtant, à la différence de Bucarest ou Ploiesti, d’affreuses laideurs architecturales et industrielles, des immeubles vite construits et mal entretenus, de pauvres volumes de ferraille et de béton, rapidement dégradés par les malfaçons et les séismes. Cette contrée de vieille culture a abrité des résistances intimes à cet arasement de l’histoire. Les strates de l’ancienne civilisation provinciale, au caractère fondamentalement européen, réapparaissent désormais dans l’urbanité retrouvée et le rythme quiet des villes, l’animation d’une campagne qui a réappris l’agriculture familiale. Brasov et Sibiu disposent de centres villes harmonieux et stylés, mêlant Renaissance, baroque et rococo, dont les places, les façades aux tons pastels, les toits pentus troués de lucarnes en amandes (les « yeux de Sibiu ») témoignent encore de l’héritage saxon (puisque les colons allemands de Transylvanie, arrivés à partir du XIIe siècle, étaient ainsi désignés). Dominée par la vaste éminence de sa citadelle, Sighisoara dégage une tonalité plus médiévale. Un vieux cimetière, à demi en sous-bois, couvre l’une des pentes de la citadelle. Les inscriptions tombales expriment la nostalgie de la présence saxonne, elles révèlent des bribes de biographies, les racines des familles et les professions de leurs membres, les traces d’une société installée et cultivée qui a largement disparu, au fil des drames du XXe siècle. Les descendants des saxons de Transylvanie sont, pour la plupart, repartis dans le giron germanique.  La vie et les romans d’Herta Müller, née dans une famille souabe du Banat, prix Nobel de littérature en 2009, racontent le destin tourmenté des minorités germanophones de Roumanie, jusque sous le régime de Ceausescu. Animal du cœur (Gallimard, 2012) exprime les blessures et les résistances intimes de jeunes gens, face à la normalisation humiliante infligée par le régime.

La Transylvanie abrite de petits pays. Un peu à l’ouest de Sibiu, la Mărginimea Sibiului (les « confins de Sibiu ») regroupe de gros bourgs, paresseusement étirés le long de la grand-route qui en est l’axe de vie. Les maisons sont sagement alignées et séparées par de hauts portails cintrés. Elles sont souvent larges et la façade sur rue est soigneusement décorée. Le jaune et le vert dominent les dessins des façades, un bleu vif ou délavé surgit parfois. A l’heure du départ aux champs, les villageois s’activent autour des carrioles, les juments, parfois accompagnées de leurs poulains, libres, adoptent un trot vif. Dans l’un de ces bourgs, devant l’école fermée pour cause de vacances, trois adolescents, un peu désœuvrés, font la parade. Les routes latérales conduisent vers des villages plus resserrés, comme Sibiel, agréablement lové au pied des collines, auxquelles s’agrippent les dernières maisons. Le désir d’ouverture au visiteur de passage est tangible. Au petit musée d’icônes sur verre, qui présente un riche échantillon de styles régionaux, l’accueil est attentionné. Les rues du village sont calmes, en fin d’après-midi, et livrent des aperçus sur des maisons coquettes, quelques-unes en bois, aux couleurs adoucies et aux portails travaillés.

En repartant vers le nord, en direction de Sighisoara, cette campagne bucolique est délaissée pour un autre monde, si proche cependant. La route pénètre une campagne austère, parsemée de landes. Entre Copsa Mica et Medias s’étend un triste sillon urbain, plus lugubre encore sous le ciel gris de la journée. La route est comme une noire tranchée au travers d’une agglomération qui baigne dans la suie. L’industrie, principalement des fabriques de noir de carbone, a dévoré le paysage – et les hommes. Ici et là, de vieilles installations, presque artisanales, crachant poussière et fumée, concurrencent la lourde pollution qui émane des grandes usines, à l’arrière-plan. Aujourd’hui, me dit-on, les usines ont été désaffectées ou mises aux normes, mais la ville reste sinistrée par l’héritage de ce passé. Après quelques kilomètres, une campagne ondulée et riante reprend ses droits. Les gros  villages placides, avec leurs églises fortifiées, comptent une notable population tzigane, sédentarisée, aux vêtements colorés. A l’écart, les anciennes fermes collectives, aux bâtiments désaffectés et déjà désossés, enlaidissent étrangement le paysage.

Vingt ans après, je suis revenu en Transylvanie, plus au nord, sur le bord occidental de la remontée de l’arc des Carpathes, à proximité de Gheorgheni, en arrivant de Cluj-Napoca. C’est le pays sicule (Tara Secuilor en roumain, ou Székelyföld, en hongrois) où l’ascendance et la langue hongroises l’emportent souvent dans la population. Les Sicules sont apparentés aux Magyars. Leur histoire n’a pas échappé aux avanies et aux déplacements, entre des Habsbourg qui furent parmi leurs persécuteurs et l’impact du traité de Trianon, en 1920, qui rattacha la Transylvanie à la Roumanie. Parlant d’une histoire suffisamment fraiche pour rester traumatisante, Le roi blanc (Gallimard, 2009), roman de György Drágoman, écrivain roumain issu de la minorité hongroise, se fait l’écho tendre et ironique d’une enfance composant, par nécessité de survie, avec la terreur au temps de Ceausescu. Mais aujourd’hui, à la différence des Saxons, les membres de la communauté hongroise sont bien là et participent activement à la vie culturelle et politique de la Roumanie.  

Nous sommes accueillis et guidés par László Romfeld, grand gaillard sportif et polyglotte, qui a roulé sa bosse en France et ailleurs. Il parcourt, et fait parcourir, en tous sens, à cheval, à pied, à vélo, à ski ces Carpathes de l’est (https://www.endorphin.ro/). László est un accompagnateur précieux, par son attention, pour les cavaliers comme pour ses chevaux, sa disponibilité et son ouverture. La conversation avec lui ajoute au plaisir de la randonnée. Il connait sa région sur le bout des doigts et dispose de contacts chaleureux dans les lieux d’hébergement, souvent les habitations d’accueillantes familles locales.

Partant du bassin de Gheorgheni, nous grimpons en direction du nord-est, des sommets au-delà desquels s’étend la plaine moldave. Des paysages amples se découvrent, ouvrant sur les vallées et les sommets depuis les sentiers de crête. L’alternance des parcours en forêt et en prairie, des balcons aériens et des fonds de vallée torrentueux, évite toute monotonie. Les reliefs sont vigoureux mais praticables, avec de bonnes dénivellations chaque jour. C’est aussi le plaisir de galoper dans des prairies où les clôtures sont rares, au milieu de troupeaux à peine dérangés, bien gardés par les bergers et leurs chiens, contents de voir du monde. Les chevaux sont des Lipizzans robustes, paisibles, fiables et attachants, qui ne sont pas là pour une démonstration viennoise. Le torrent Bicaz amène au lac Rosu (rouge), formé par l’obstruction naturelle d’une vallée et parsemé de pieux qui sont les vestiges des arbres submergés, conservés sous la surface par l’eau chargée en fer.

La campagne traversée a subi nombre de transformations au cours des siècles, comme en témoignent, sur le flanc des collines qui bordent Gheorgheni, les traces des cultures en terrasse remontant au moyen-âge. Les villages, notamment celui de « Trois Fontaines », sont remarquables par leur architecture en bois bien entretenue, toujours si vivace et si variée dans les campagnes roumaines (depuis 1936, le remarquable et reposant village-musée national de Bucarest, sur les berges du lac Herăstrău, regroupe des dizaines de fermes et églises représentatives des architectures rurales de la Roumanie). Pourtant, nombre de familles, dans ces villages difficiles d’accès, n’échappent à la pauvreté que par l’émigration de travail des hommes d’âge actif, notamment en Allemagne, laissant aux femmes restées sur place la lourde tâche de maintenir en vie le foyer et le village lui-même.

Au retour, un temps de repos bienvenu s’est dégagé à Cluj-Napoca, la grande ville du nord de la Transylvanie. De l’implantation saxonne, lorsque la ville se dénommait Klausenburg, Cluj-Napoca a hérité son plan en damier dont les avenues convergent vers la grande place carrée. Passés les faubourgs, le centre-ville est monumental, richement doté en bâtiments historiques, palais, églises de différentes obédiences,  universités. La ville a une longue tradition universitaire, qui attire aujourd’hui nombre d’étudiants étrangers. Si la diversité culturelle paraît désormais s’imposer plus sereinement, ce ne fut pas toujours le cas. Jusque dans les années 1990 et 2000, des tensions prononcées opposèrent les composantes roumaine et hongroise de la population, lorsque la ville était dirigée par un édile ultranationaliste roumain. La pluralité mémorielle de la ville, sensible, participe de son âme. Le monument Matthias Corvin, qui commémore ce roi de Hongrie du XVe siècle, entouré de ses généraux, avant le partage de la Hongrie entre les empires autrichien et ottoman, voisine avec la statue d’Avram Iancu, artisan de la renaissance culturelle roumaine au XIXe  siècle et de la révolution roumaine de 1848, qui finit par s’opposer aux Hongrois.

Mais, ce jour de printemps, c’était la fin de l’année universitaire, avec la remise solennelle des diplômes. C’était occasion de fête, qui ne se bornait pas à la communauté étudiante et universitaire. La ville était en liesse, une fête populaire, joyeuse et colorée. Puisse cette Roumanie festive, qui fait chaud au cœur, se perpétuer !

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