La Sibylle de Cumes (Andrea Del Castagno, Galleria degli Uffizi, Florence)
Le philosophe américain John Dewey (1859-1952) fait partie d’une mouvance philosophique active aux Etats-Unis à la jointure des XIXe et XXe siècle, le « pragmatisme », composée d’auteurs manifestant entre eux de fortes nuances. John Dewey publie en 1929 The Quest for Certainty, ouvrage considéré comme une formulation claire et synthétique de ses positions, déjà exprimées dans une série d’ouvrages antérieurs. C’est en quelque sorte son discours personnel de la méthode. L’écho, en France, du courant pragmatiste américain et des travaux de Dewey fut lent et limité, peut-être à cause de l’occupation du terrain par le courant positiviste. Une édition française de « La quête de certitude », préfacée par son traducteur, Patrick Savidan, est disponible depuis 2014[1]. Curieux d’une posture philosophique visiblement aiguisée par ce qu’on appelle le sens pratique américain, tangible dans d’autres disciplines, j’avais lu avec attention cette édition peu après sa sortie. Et l’ouvrant de nouveau, je suis frappé par la résonance actuelle de certains mots de la préface de Patrick Savidan, lorsqu’il présente la réflexion de John Dewey, « repérant vigoureusement les tentations dogmatiques de l’être humain, la propension de celui-ci à se ruer sur les premières certitudes susceptibles de l’apaiser face aux périls, réels ou supposés, qui le guettent ». Dewey « interrogea pour ce faire le désir de certitude et s’appliqua à en dévoiler les puissances d’aveuglement ». Pour lui, « la certitude n’est pas à concevoir comme l’horizon de la pensée ; elle est sa croix, son fardeau, le risque qu’il faut éviter, la tentation dont il lui faut se départir ». Dewey propose un empirisme expérimental qui ne dissocie pas la connaissance de l’action, ni de l’éthique, et où « l’enquête » tient un rôle majeur : l’exercice de la pensée est une pratique plongée dans un monde contingent, où l’incertitude doit être affrontée plutôt que niée afin de résoudre les problèmes concrets de la société. Et les connaissances produites dans le processus d’enquête n’ont pas vocation à être monopolisées par une petite élite de savants mais à être partagées comme outil collectif d’émancipation.
Je propose ici, sans prétention, une lecture résumée de l’ouvrage de Dewey, pas si évident à pleinement saisir, car, si le style est plutôt sobre, l’analyse, qui fourmille de références multiples, est fort nuancée, au prix parfois de détours et de circonvolutions. Je cite abondamment l’ouvrage, sans indiquer la pagination, afin de limiter la lourdeur.
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La connaissance en action
Dewey fait de la recherche de sûreté (security) un invariant de la condition humaine. Le monde est plein de dangers et l’action humaine s’est développée pour parer à ces périls. L’action ne lève pas l’incertitude mais compose avec elle : « Agir, c’est toujours s’exposer à quelque péril, au risque de la frustration… Le caractère spécifique de l’activité pratique, qui lui appartient au point de ne pouvoir lui être retiré, est l’incertitude qui l’accompagne… L’activité pratique renvoie à des situations individualisées et uniques qui ne sont jamais exactement reproductibles et qui, dès lors, ne peuvent faire l’objet d’une garantie totale ». L’activité pratique ne peut jamais conférer qu’ « une sûreté relative, toujours incomplète et tributaire de circonstances fâcheuses ».
C’est le contraire de la pure activité cérébrale lorsque celle-ci est à la recherche de certitudes inébranlables : « La quête d’une certitude complète ne peut être satisfaite que dans la pure connaissance ». C’est ainsi que s’est creusé, dans la tradition philosophique remontant à l’Antiquité grecque, le dualisme entre la théorie et l’action. L’activité pratique se donne l’objectif raisonnable d’améliorer le contrôle de l’homme sur sa condition tandis que l’effort de connaissance, religieux puis philosophique, est à la recherche de vérités transcendantales échappant aux aléas changeants de cette condition. La philosophie a pris le relais de la religion : « Au salut recherché par les rites et les cultes, elle a substitué la salut par la raison. Ce salut devenait une question intellectuelle, théorique qu’éclairait une connaissance à laquelle on ne pouvait accéder qu’en se tenant à distance de l’activité pratique ». L’action se confronte dans l’incertitude et l’imperfection aux situations et à leurs changements : « Ce qui concerne l’action constitue un domaine de simples conjectures et probabilités, distinct en cela des garanties qu’apportent les assurances rationnelles correspondant à l’idéal que représente la connaissance véritable ». Cette connaissance idéale s’attache à des objets supposés immuables, insensibles « aux actes mentaux de l’observation et de l’enquête » relevant de l’activité pratique. Cette « séparation (établie dans l’intérêt de la quête de certitude absolue) entre théorie et pratique, connaissance et action » est le problème fondamental que Dewey entend traiter. Bien sûr, en prenant en compte les mutations de la démarche scientifique car, « en se faisant expérimentale, la science est elle-même devenue un mode d’action pratique finalisé ».
Mais le chemin fut long avant la révolution scientifique engagée aux XVIe et XVIIe siècles. Parce que l’expérience pratique est affectée par la contingence et l’incertitude, la philosophie classique s’est efforcée d’émanciper la connaissance de la croyance par la quête d’une certitude rationnelle détachée de cette expérience. Cette « conception dépréciative de l’expérience » la réduisait à une dimension bassement utilitaire, loin des valeurs qui enrichissent la vie et les relations humaines. Il a fallu une longue maturation pour que « les arts de la pratique » soient reconnus comme moyen d’orienter positivement le cours des évènements et, ainsi, de surmonter le « sentiment de certitude » fourni par les « biens idéaux » de la religion ou de la philosophie. Ces biens idéaux proposaient la fusion du bien, du vrai et du beau et dévalorisaient « l’effort pratique visant à rendre plus sûre l’existence du bien dans le champ de l’expérience ». Avec le développement de la science expérimentale, mobilisant observation, enquête et induction, l’agir devient partie prenante du connaître. Bien sûr, le dogme, ou la « certitude cognitive », n’empêche pas l’action mais la conformité au dogme se veut une assurance sur les résultats de l’action et donc pour le sentiment de certitude. La certitude cognitive s’incarne dans des règles de conduite édictées par l’autorité dogmatique. L’émergence de la démarche scientifique expérimentale perturbe cet ordre établi et son système de valeurs, supposé relever d’une essence immuable et parfaite. Elle libère l’ajustement réfléchi des fins et des moyens, désormais fonction de « jugements concrets » qui participent à « la régulation du comportement pratique ».
Dewey explore comment les philosophes modernes, héritiers de la tradition classique remontant à l’Antiquité grecque, se sont débrouillés avec ce dualisme de la connaissance rationnelle et de l’action pratique, de l’esprit et de la matière. Il accorde attention au naturalisme de Spinoza, qui entendait réconcilier l’intelligibilité scientifique de la nature avec l’accès spirituel au bien certain et parfait. Kant s’en tire par la partition stricte, sans interférence, entre le domaine de la certitude cognitive et celui de la morale des fins pratiques. Dewey met en cause le dualisme lui-même et s’engage dans la recherche de méthodes, dont l’esprit relève de l’enquête scientifique et qui soient susceptibles d’orienter aussi, avec autorité intellectuelle mais sans dogmatisme, les conduites humaines. Ce faisant, « le divorce du connaître et de l’agir » a vocation à se résorber : l’effort de connaissance ne consiste plus à dévoiler des essences antécédentes parfaitement extérieures aux expériences pratiques.

(Jean Delville, 1898, musée d’Orsay, Paris)
La modernité incomplète
La modernité est inconséquente : le monde industriel est composé de multiples activités pratiques, souvent terre à terre, mais « nous accordons notre assentiment émotionnel et théorique à des principes et des credo qui, dans la vie, n’ont plus activement cours… Nous ne sommes pas prêts par ailleurs, ni intellectuellement, ni moralement, à élaborer la philosophie des intérêts et des activités qui dominent effectivement nos vies, en élevant ceux-ci à un rang qui témoigne de leur portée authentiquement libérale et humaine ». Les hommes modernes, plongés quotidiennement dans l’usage des technologies nouvelles, ne disposent pas d’une philosophie qui soit en phase avec cette expérience. Dewey voit la solution à cette dissension de la condition humaine dans l’investigation philosophique de la procédure expérimentale qui fonde les innovations scientifiques et leurs applications industrielles. Cette investigation a des implications politiques, car elle concerne « cette organisation économique et légale de la société qui a pour effet de donner à quelques-uns le monopole sur la connaissance qui règle l’activité, monopole qu’ils mettent au service d’intérêts privés et de classe, au lieu d’en faire usage dans une perspective générale et partagée ». Ce que Dewey disait à propos des temps industriels n’est pas sans écho au temps du numérique.
L’expérimentation scientifique est autre chose que les routines et apprentissages empiriques fonctionnant par reproduction de méthodes figées, qui suscitaient la méfiance des philosophes de la rationalité, bien plus confiants dans les vertus de la déduction logique pour dévoiler les réalités permanentes. L’expérience, si on peut dire, « est devenue expérimentale, au sens où elle se trouvait dirigée par la compréhension des conditions et de leurs conséquences ». Le développement scientifique fournit des méthodes d’observation et d’analyse qui s’émancipent des faiblesses et des défaillances de la perception par les sens. Il libère l’induction expérimentale de la limitation de ces sens. A la différence de la philosophie classique qui se détournait des réalités changeantes, la méthode expérimentale privilégie le changement : « La méthode de l’enquête en science physique consiste précisément à introduire des changements afin de voir quels autres changements s’ensuivent ». Il reste à en développer pleinement les implications pour la théorie de la connaissance : l’expérimentation est une action intentionnelle conduite en référence à des idées précisément et soigneusement spécifiées ; elle modifie la situation empirique pour révéler des relations autrement inconnues entre composantes de la réalité ; elle permet d’identifier les causalités par le contrôle dirigé et rigoureux d’une séquence d’évènements et de changements.
C’est aussi le statut des mathématiques qui change : le nombre et la géométrie ordonnaient les objets et les phénomènes perçus directement par les sens, en les ramenant à des substances préexistantes et rassurantes, relevant d’un ordre harmonieux ; l’analyse mathématique, qui fournit un ensemble de possibilités opérationnelles par le traitement numérique ou symbolique des objets de pensée, devient partie prenante de la procédure expérimentale et de l’interprétation de ses résultats en termes de corrélation et de causalité: « la science physique remplace les objets par des données ». Les objets sont, comme tels, complets, ils peuvent être définis et classés, mais ils ont leur finalité en eux-mêmes, tandis que, par données, il faut entendre « un objet qui s’offre plus avant à l’interprétation ». Le raisonnement mathématique libère la pensée interprétative en lui fournissant une gamme de stratégies opérationnelles tout en l’obligeant à la rigueur. Il propose des modèles dont l’abstraction, ou le caractère archétypique, est une ressource pour analyser et évaluer des systèmes concrets. « La libération que procure le symbolisme libre des mathématiques est souvent un moyen pour revenir ultérieurement à des opérations existentielles qui ont une portée et une force de pénétration que l’on ne peut atteindre autrement. L’histoire de la science est riche de cas où des idées mathématiques auxquelles on ne connaissait pas d’application physique ont pourtant suscité de nouvelles relations existentielles ».
La science moderne ne s’arrête pas à la contemplation esthétique de l’objet et n’accepte pas la nature comme une « œuvre achevée », mais elle la considère comme un « défi » sollicitant les ressources de l’intelligence humaine. Des « arts de l’acceptation », on passe à ceux du « contrôle » que mobilise la méthode expérimentale afin de produire des connaissances inédites : l’expérimentation est aussi une émancipation à l’égard des habitudes de pensée acquises. « Le but de la science est de découvrir des relations constantes au sein du changement et non plus de définir des objets immuables qui se tiennent au-delà de toute possibilité d’altération ». L’enquête scientifique, motivée par le repérage de problèmes requérant des solutions, explore les interactions et les causalités expliquant l’occurrence des phénomènes ou évènements considérés. La nature devient « conçue comme un système de changements interconnectés ».
Le pouvoir pratique des idées
Dewey n’entend pas pour autant céder à un matérialisme étroit, qualifié même comme « odieux » lorsqu’il nie la capacité créatrice de la pensée en la réduisant à une illusion ou à un reflet de la matière, conçue comme une essence préexistante. Il s’écarte aussi d’un empirisme positiviste qui réduit le concept à n’être que le dénominateur commun d’un ensemble d’objets particuliers. A ces matérialismes comme à l’idéalisme rationnel, il oppose « la pensée réflexive, soit une pensée qui implique inférence et jugement ». Cette pense inspire le processus expérimental et soumet la définition des concepts et le test des hypothèses à l’épreuve de ce processus. Pour cette pensée opérationnelle qui fait sa place à l’imagination créatrice, capable de formuler des hypothèses audacieuses, le concept n’est pas définitivement fixé préalablement à l’expérience ; il n’est pas spécifié indépendamment des opérations dirigées de mesure, d’observation, de test qui constituent le processus expérimental. La démarche de Dewey est à l’intersection d’un rationalisme appliqué et d’un matérialisme pragmatique, elle s’écarte de la confiance absolue aussi bien dans les concepts a priori que dans la perception sensualiste. Dewey parle pour son compte d’ « idéalisme expérimental », qu’il définit ainsi : « Les idées, en tant que plans d’opérations à accomplir, sont parties intégrantes des actions qui changent la face du monde. Les philosophies idéalistes n’ont pas eu tort d’attacher une grande importance et un grand pouvoir aux idées. En isolant de l’action leur fonction et leur test, elles n’ont pas réussi, cependant, à saisir en quoi les idées ont une fonction constructive… les idées sont des affirmations, non de ce qui est ou a été, mais d’actes à accomplir ».
La connaissance s’élabore dans le cours de l’action expérimentale, puisque « les opérations qui définissent les idées… sont elles-mêmes expérimentalement élaborées au cours du processus effectif de l’enquête ». Les résultats de l’expérience ne sont pas prédéterminés, sur un mode téléologique, par les propriétés essentielles de substances préexistantes relevant d’un ordre intemporel et harmonieux. Les objets de la pensée scientifique ont une réalité conditionnée par les finalités et la nature de l’action expérimentale qui conduit à leur production : « Plus nous nous rapprochons d’une action qui doit avoir pour terme un objet individualisé unique, moins nous pensons ce qui est en jeu en termes exclusivement métriques. Le médecin, dans sa pratique, ne pensera pas en termes aussi généraux et abstraits que le physiologiste dans son laboratoire ».
Dewey prend et approfondit nombre d’exemples dans l’histoire de la pensée scientifique, notamment empruntés à la science physique, qui semble lui fournir l’archétype d’une démarche expérimentale et réflexive. La théorie de la relativité d’Einstein a relégué au passé les conceptions de la masse, du temps et du mouvement comme « les propriétés intrinsèques de substances ultimes, fixes et indépendantes ». L’impact anthropologique n’est pas mineur : « Lorsque l’on cesse de penser qu’il y a des substances immuables possédant des propriétés fixes, isolées et non affectées par des interactions, on doit aussi renoncer à l’idée suivant laquelle on parviendra à la certitude en s’attachant à des objets fixes dotés de caractéristiques fixes ». La quête de certitude devient autre, c’est celle de la fiabilité et de la sûreté des opérations d’expérimentation. L’autorité de la pensée ne réside plus dans la conformité des objets qu’elle élabore à des caractéristiques prédéfinies mais dans la qualité du contrôle sur les opérations qui révèlent les potentialités de ces objets. « Les conceptions scientifiques ne sont pas la révélation d’une réalité antérieure et indépendante. Elles forment un système d’hypothèses, constitué sous conditions de contrôle d’un ensemble de tests déterminés, qui rend nos transactions intellectuelles et pratiques avec la nature plus libres, plus sûres et plus signifiantes ». Et cette « méthode de l’intelligence opératoire » a vocation à s’appliquer aux autres disciplines que la physique, sciences sociales incluses, et à différents domaines de la vie.
La production expérimentale des connaissances fait coopérer la raison et les sens, s’interpénétrer la conception et la perception. Les « données sensibles » que mobilise l’inférence expérimentale ne sont pas des matériaux bruts directement observés mais sont déjà le produit d’un travail analytique appliqué à ces matériaux. Et ces données sensibles deviennent l’objet d’un travail interprétatif, qui met en relation des données particulières avec la connaissance systématique déjà disponible et teste des hypothèses nouvelles. Les données sont produites et les concepts transformés dans le cours du travail expérimental, où ni le concept, ni la donnée ne préexistent absolument l’un par rapport à l’autre : ils sont co-produits par le processus réflexif et discursif de l’enquête expérimentale.
Dewey reprend à son compte la révolution épistémologique de l’induction statistique, qui s’est nouée à la jointure des XVIIe et XVIIIe siècles et qui a permis aux contemporains de s’émanciper d’une fidélité dogmatique aux écrits et dires d’autorité pour s’ouvrir à une lecture expérimentale du monde[2]. Le recours à l’observation s’est appuyé sur le calcul des probabilités pour donner rigueur à la preuve empirique apportée par le raisonnement inductif mobilisant des faits élémentaires mais partiels. La preuve incorpore donc le doute raisonné: c’est le refus de l’autosuffisance théorique censée démontrer les causalités à partir de principes premiers au sein d’un monde abstrait et mathématisable, sur le mode platonicien. Mais c’est aussi la possibilité de découvertes authentiques, « qui résistent à toute identification avec quoi que ce soit d’antérieurement connu ». Les connaissances antérieurement accumulées fournissent des matériaux et des instruments pour explorer de nouvelles hypothèses mais elles ne constituent pas des prémisses auxquelles devrait se conformer en toute logique l’enquête expérimentale testant ces hypothèses. La connaissance perd certes en familiarité rassurante, car la rationalité expérimentale progresse par révision et innovation.
La nature des lois scientifiques est précisée par cette conception de la connaissance : elles ne sont plus les attributs immuables d’une essence matérielle préexistante. « Les lois envisagées sur cette base nouvelle sont des formules en vue de la prédiction de la probabilité d’un évènement observable. Elles désignent des relations suffisamment stables pour permettre la réalisation de prévisions de situations individualisées – car chaque phénomène observé est individuel – dans les limites d’une probabilité spécifiée, une probabilité non pas d’erreur, mais d’occurrence effective ». Dans le domaine des sciences sociales, cette attitude conduit à s’écarter de la conception des lois de l’économie comme des lois naturelles s’imposant à l’action politique. La pratique clinique des médecins parait exemplaire à cet égard lorsqu’elle mobilise la connaissance médicale accumulée et éprouvée non pas pour réduire un diagnostic individuel à un cas type de pathologie mais pour comprendre pleinement la pathologie individuelle de la personne concernée : « la réalité pleine et finale de la connaissance est située au niveau du cas individuel, non au niveau de lois générales séparées de l’usage que l’on en fait pour donner à un cas individuel sa signification ». L’abstraction simplificatrice des analyses spécialisées est nécessaire pour traiter des problèmes comportant de trop nombreuses variables mais la spécialisation est créatrice d’illusion par familiarité : celle-ci incite à penser la spécialité comme indépendante et auto-suffisante, en isolant les seules variables qui l’intéressent et en négligeant le contexte individuel dont elle est partie prenante. Ce biais cognitif n’est pas réservé à la seule pratique médicale.
L’intelligence, au-delà de la raison
Le processus de connaissance participe donc de l’action, une action spécifiquement dirigée, et contribue ainsi aux interactions qui font le monde. C’est une « naturalisation de l’intelligence », laquelle ne fonctionne pas hors sol en reproduisant une structure rationnelle préexistante. Dewey préfère parler d’intelligence plutôt que de raison, terme qu’il juge trop marqué par la tradition philosophique classique. L’intelligence incorpore le jugement, c’est-à-dire la capacité à déterminer fins et moyens pour évaluer les possibilités d’action propres à une situation et agir effectivement en conséquence : moins de « certitude théorique » et plus de « jugement pratique ». La connaissance ne procède pas d’une raison extérieure à la nature et la science n’est pas un sanctuaire détaché des affaires humaines.
Par construction, l’expérience laisse sa place à l’incertitude puisque l’issue n’en est pas décidée d’avance, quand bien même l’expérimentateur s’efforce de créer ses conditions de fiabilité et de réussite : cette incertitude est inhérente à la véritable connaissance et la méthode scientifique cultive l’usage fécond du doute. Les techniques diverses qui visent à faire primer un sentiment d’assurance sur l’état de doute, vécu comme inconfortable, relèvent de la conscience mais non de la connaissance, même si l’usage en est courant dans la vie quotidienne. « Cet amour de la sûreté, qui prend la forme d’un désir de ne pas être dérangé ni perturbé, conduit au dogmatisme, à l’intériorisation de croyances par respect de l’autorité, à l’intolérance et au fanatisme, d’un côté, et à une dépendance et à une paresse déresponsabilisantes de l’autre ».
Bien sûr, la vie n’est pas faite que d’expériences scientifiques et chacun vit des expériences dont ni les fins, ni les moyens ne sont l’objet d’une véritable maîtrise intentionnelle : c’est le lot commun de l’existence courante. Mais la méthode scientifique livre une leçon pour améliorer la maîtrise et l’intelligence de l’action : « L’action est le moyen par lequel on apporte une solution à une situation problématique… L’histoire du progrès humain est le récit de la transformation d’actes qui, à l’instar des interactions entre choses inanimées, se produisent sans conscience en actes qualifiés par la compréhension de ce dont ils retournent ; d’actions contrôlées par des conditions externes à l’action à des actions qui puisent leur orientation dans un dessein, lui-même nourri d’une vue sur ses propres conséquences. Instruction, information, connaissance, ce sont les seules manières pour l’intelligence, comme propriété, de qualifier des actes qui sont originellement aveugles… Nous sommes libres dans la mesure où nous agissons en connaissance de cause ». L’effort de connaissance permet « la transformation de situations perturbées et troublées en situations mieux établies et plus signifiantes ».
Les hommes des temps modernes n’évitent pas une césure à la fois intime et collective : le monde dans lequel ils vivent, profondément technicisé, les conduit à adopter dans leur vie pratique, au moins partiellement, la méthode expérimentale tandis que les valeurs qu’ils invoquent restent profondément imprégnés par les traditions philosophiques et/ou religieuses défiantes envers ces méthodes : « Les hommes hissent l’étendard de l’idéal, puis s’élancent dans la direction que les conditions concrètes suggèrent et récompensent ». La réconciliation passe par l’émergence d’une éthique moderne des conduites pratiques, dont les jugements de valeur, en termes de bien et mal, soient soumis aux mêmes épreuves opérationnelles que les objets de la pensée scientifique. Ces jugements ne se réduisent ni à l’invocation de valeurs intemporelles déconnectées de l’expérience, ni à de simples énoncés émotionnels. Ils portent « sur ce qui devrait régler la formation de nos désirs, de nos affections et de nos satisfactions ». Les normes de comportement ont à passer l’épreuve de la rationalité expérimentale, sans excès de dépendance envers les pesants héritages coutumiers du passé. La morale ne devrait pas être une tour d’ivoire séparée des conditions de vie et de travail effectives que rencontrent les conduites humaines : si la vie économique est « exilée de l’enceinte des valeurs supérieures », elle prend sa revanche en s’imposant comme la réalité sociale dominante sur un mode étroitement matérialiste et déterministe.
Conduire sa vie sur ce mode expérimental, c’est mettre à l’épreuve sa subjectivité et ses croyances, notamment dans les relations nouées avec autrui, en évaluant les conséquences possibles de ses actions : c’est plus responsable et plus vecteur d’amélioration que la référence formelle à des règles fixes et intemporelles, passivement héritées du passé. L’attention accordée aux moyens crédibilise la qualité affichée des fins. L’accès à la sûreté ne passe plus par la quête mentale de la certitude absolue mais par l’effort de maîtrise intellectuelle et de régulation pratique des conditions qui produisent le changement. C’est là une tension inévitable de la modernité : « L’homme n’a jamais possédé un ensemble si divers de connaissances, et probablement n’a-t-il jamais été auparavant à ce point incertain et perplexe quant au sens de ces connaissances, quant à la direction qu’elles indiquent, sur le plan de l’action et des conséquences ».

(Ferdinand Hodler, 1890, Kunstmuseum, Berne)
Près d’un siècle s’est écoulé depuis la publication de l’ouvrage de Dewey, édité en des temps fort incertains mais riches en bouleversements scientifiques. Depuis lors, la diffusion de la méthode expérimentale a accompagné l’industrialisation du monde, sans se clore en un mouvement achevé : dans le domaine des sciences sociales, ce qu’est ou doit être l’expérimentation est matière à controverse, comme en témoignent les développements contemporains de l’économie comportementale et les débats qu’ils suscitent. La référence des sociétés à des principes religieux ou philosophiques relevant de systèmes de pensée supposés plus essentiels et permanents que les connaissances scientifiques a évolué différemment selon les nations, les groupes sociaux ou culturels, les individus : c’est sans doute une des contradictions majeures de la mondialisation contemporaine que de densifier les interactions entre des groupes humains éprouvant des sentiments fort divers à cet égard.
Le paradoxe est probablement encore plus profond. La diffusion de la méthode expérimentale, les développements scientifiques impressionnants mais aussi la mutation des institutions ont étendu le domaine des certitudes pratiques pour de larges fractions de la population, bien sûr d’abord dans les pays les plus développés : c’est aussi bien, au cours du XXe siècle, le recul organisé des maladies infectieuses que la formation des systèmes de protection sociale, faisant de la sûreté, au sens de Dewey, un bien public. C’est une transformation structurelle, qui, à l’échelle du monde, n’est cependant pas parvenue à s’imposer sur un mode universel : l’accès à cette sûreté de la vie est resté sélectif, voire ségrégatif, sans fatalisme cependant, puisque certains pays émergents, notamment en Asie, parviennent à en faire bénéficier une part croissante de leur population. Pour les bénéficiaires, cette sûreté, et les certitudes pratiques qui vont avec, se sont enracinées dans les modes de vie, au point de paraître irréversiblement acquises, comme dotées d’une permanence naturelle. Et lorsque la vulnérabilité de ces certitudes à des chocs ou des changements inattendus – qu’il s’agisse du dérèglement climatique ou du retour des pandémies – se manifeste, les carences alors révélées de nos connaissances et institutions collectives conduisent à des réactions polaires. La numérisation de la communication intensifie la diffusion des connaissances comme celle des rumeurs, l’accès démocratisé aux ressources intellectuelles comme l’entropie informationnelle. La perte de certitude peut inciter à la recherche effrénée d’identification des comploteurs ou des boucs émissaires ou bien à une modestie salutaire, s’efforçant de renouer avec le labyrinthique fil d’Ariane qui oriente vers le progrès des connaissances et l’amélioration des institutions.
[1] John Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action, Gallimard, 2014. Patrick Savidan, dans la préface, fait un bref inventaire des traductions et des travaux universitaires récents qui manifestent l’intérêt relancé pour le pragmatisme américain.
[2] Voir Ian Hacking, L’émergence de la probabilité, Seuil, 2002.
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