La gouvernance par les nombres, pour une articulation de la raison juridique et de la raison statistique (introduction)

Joseph Albers, Vitrail

J’ai publié dans le numéro 98, 2018/1 de la revue Droit et Société, un article à propos des controverses sur « la gouvernance par les nombres ». Sur la base d’une discussion attentive de l’approche développée par le juriste Alain Supiot, je prône une entente solide entre la raison juridique et la raison statistique et j’avance quelques arguments en cette direction. Ce billet reprend l’introduction de l’article dont la version complète peut être téléchargée ( JFayolle.GouvNombres.DroitSociété98-11 )

Les cours professés par Alain Supiot au Collège de France de 2012 à 2014 et rassemblés dans son ouvrage La Gouvernance par les nombres (2015) prolongent l’approche du droit déjà énoncée par l’auteur dix ans auparavant [1]. Dans cet ouvrage antérieur, Alain Supiot mettait en avant la fonction anthropologique du droit, niée par les aventures totalitaires réduisant l’être humain à une unité de compte manipulable par la rationalité calculatoire que portent conjointement le capitalisme et la science moderne. La civilisation occidentale s’est émancipée de ses fondements religieux pour faire du Droit le lieu d’institution des catégories cognitives et des valeurs de justice qui ordonnent le devoir-être des sociétés et des individus. L’individu n’est assuré de sa personnalité juridique et de son autonomie pratique que par l’institution légale de ces catégories et valeurs transcendantes qui s’imposent à tous. L’Etat moderne, spécialement en France, est l’instance hétéronome qui s’impose comme « Tiers garant des identités ». Cette instance règle la vie des contrats civils en garantissant le respect de la parole donnée : les contrats et leur négociation sont le domaine privilégié de la quantité et du calcul. Mais la raison numérique est mise à sa juste place : « La capacité de calcul est à l’évidence un attribut essentiel de la raison, mais elle n’est pas le tout de la raison… Le travail de la pensée consiste à conférer au calcul une signification, en rapportant toujours les quantités mesurées à un sens de la mesure » (Homo Juridicus, p.12-13).

C’est là, au premier abord, un énoncé plutôt convergent avec les idées mises en avant, au cours des dernières décennies, par les statisticiens qui se sont efforcés à la réflexivité lucide et critique sur leur pratique professionnelle, prenant ainsi distance avec une tradition positiviste pour laquelle le fait est établi dès lors qu’il est chiffré. Michel Volle, auteur d’un ouvrage Le métier de statisticien [2], qui résiste bien au temps, s’exprimait ainsi, dans un article contemporain de l’ouvrage, à propos de « la fameuse question de l’objectivité de la statistique » : « La grille conceptuelle qui fonde toute observation définit une sphère de validité théorique, comportant l’ensemble des raisonnements que cette observation peut alimenter avec pertinence. Cette sphère a des limites : la statistique ne donne pas une ‘exacte représentation du réel’ (définition de l’objectivité selon Auguste Comte, qui correspond assez bien à l’acception courante du mot). Son usage doit donc être critique ; on ne peut l’utiliser sans connaître les conditions de sa production, sans s’inquiéter des critères qui ont servi à définir les découpages qu’elle met en œuvre » [3].

La bonne entente entre le juriste et le statisticien est d’autant plus nécessaire que l’expansion contemporaine des big data et de leurs usages incite à la clarification du rôle des opérateurs statistiques publics et à la modernisation des cadres juridiques organisant la mobilisation des informations issues des personnes et des entreprises. Pour autant, cette entente ne relève pas de l’idylle spontanée. Sa possibilité et sa crédibilité sont conditionnées par la longue histoire des rapports entre la loi, l’Etat, la statistique, dont l’ouvrage d’Alain Supiot restitue la profondeur et la pesanteur. Ce texte revient sur certaines étapes clés de cette histoire pour mieux cerner les enjeux auxquels sont confrontés juristes et statisticiens à l’heure de la prétention hégémonique de la gouvernance par les nombres.

Dans une première partie, l’article rappelle brièvement que l’histoire de l’Etat occidental témoigne de la résilience comme des défaillances de l’idéal juridique qu’il est censé incarner. Les figures successives de l’Etat impriment leurs marques sur les rapports entre le Droit et les pratiques statistiques. La statistique publique participe à la maturation et à l’administration de l’État-Nation moderne, mais l’histoire des pratiques statistiques est duale, d’ordre à la fois cognitif et politique : elles sont outils de connaissance et de justification pour les gouvernements, qui peuvent en user sagement mais aussi en abuser.

La deuxième partie de l’article s’attache plus précisément à certaines étapes historiques de l’usage normatif des nombres. Elle revient sur le paradoxe des régimes communistes, sorte  de démonstration par l’absurde: l’asservissement du droit au calcul économique débouche, au-delà de la victoire apparente de la rationalité planificatrice, sur la dégénérescence de la statistique et la dégradation de l’action publique. La reconnaissance de la préséance du Droit est indispensable pour garantir la crédibilité des statisticiens.

Dans quelle mesure les démocraties postérieures à la seconde guerre mondiale, s’efforçant d’orienter le marché par la planification indicative, sont-elles parvenues à un équilibre entre l’impératif de l’Etat de droit et le développement impétueux de l’appareil statistique ? La gouvernance propre à cette période ne manque pas d’ambivalence : l’humanisation de la loi des grands nombres, via l’universalisation tendancielle de la protection sociale ou la prise d’appui de la macro-économie keynésienne sur la comptabilité nationale, a pour pendant la massification des modes de vie.

C’est sur l’anarcho-capitalisme ultralibéral contemporain qu’Alain Supiot exerce avec le plus de vigueur sa verve critique: le droit n’est plus garant d’un ordre public commun mais devient soumis à la contractualisation marchande ; une gouvernance intrusive par les nombres imprègne et distord la diversité des pratiques sociales. Les sociétés et les individus n’y  résistent, dans une certaine mesure, que par la reconstitution néo-féodale de réseaux d’allégeance qui limitent l’emprise marchande.

La troisième partie discute la thèse d’Alain Supiot et ses implications. Le caractère générique du concept de gouvernance par les nombres donne de la force à l’analyse mais fait de l’abus des nombres une sorte de pente fatale des sociétés modernes, vouée à expliquer leurs dérives sur un mode mono-causal. Or les pratiques statistiques contemporaines ne sont pas filles directes de l’idéal platonicien de l’harmonie numérique.  Elles ont été en particulier profondément marquées par la révolution épistémologique de l’induction statistique engagée à la fin du XVIIe siècle : le recours à l’observation s’est appuyé sur le calcul des probabilités pour donner rigueur à la preuve empirique apportée par le raisonnement inductif mobilisant des faits partiels ; la lecture du monde est devenue plus expérimentale et moins dogmatique ;  la preuve statistique n’est pas absolue mais fait sa place au doute raisonné, à la différence d’une déduction des causalités à partir de principes premiers au sein d’un monde parfaitement  mathématisable.

L’appropriation éclairée des productions statistiques et la maîtrise de leurs implications pour la connaissance des phénomènes observés supposent une délibération ouverte sur les conventions adoptées par les statisticiens, ainsi qu’un examen précis des processus de production et des techniques mobilisées. Le bon équilibre entre le raisonnement théorique et l’induction statistique est un objet toujours renouvelé de controverses épistémologiques, qui portent sur  les méthodologies de mesure des faits et de test des hypothèses. La réduction de la statistique légitime à une approche strictement positiviste du dénombrement des faits élémentaires n’est paradoxalement pas l’attitude la plus lucide sur les limites des chiffres et les raisonnements qu’ils autorisent, notamment lorsqu’il s’agit d’identifier, au-delà des corrélations apparentes, les causalités effectives. La responsabilité conjointe des statisticiens et des utilisateurs de leurs chiffres est évidemment engagée pour qu’ils interrogent la pertinence de ces chiffres, d’autant que l’effet de révélation des faits sociaux exercé par la statistique contribue à leur constitution en objet des politiques publiques. Pour contrer la tentation de substituer la normalité statistique à la légalité juridique, les outils statistiques permettant de décrire et d’analyser la diversité et l’hétérogénéité des phénomènes sociaux doivent être pleinement mobilisés. Les statisticiens disposent de ressources propres pour contester les impasses de la gouvernance par les nombres. L’indépendance professionnelle des statisticiens publics ne signifie pas l’enfermement dans la tour d’ivoire de leurs instituts: leur activité est devenue régulée par un état de droit incarné dans un corpus réglementaire et la raison statistique ne peut s’exercer indépendamment de la délibération démocratique.

La dérive vers la programmation technocratique de nos sociétés, qui tend à écarter cette délibération, traduit aussi la difficulté de la représentation politique à produire un ordre législatif à la fois stable et progressiste. C’est particulièrement tangible, au sein de différents pays, dans le cas des politiques de santé publique et de protection sociale. L’Etat-providence a pu s’appuyer sur le passage aux grands nombres pour promouvoir une mutualisation des risques soutenable et crédible à l’échelle de la société. En matière médicale, l’épidémiologie statistique n’a pas vocation à supplanter l’attention à la personne mais à procurer une assistance solide au jugement clinique. La mission protectrice et régulatrice du droit est d’encadrer les pratiques légitimes.

La conclusion du texte souligne que le renouvellement de l’entente entre juristes et statisticiens, comme ingrédient de la délibération démocratique, est d’autant plus nécessaire que l’exploitation intense et incontrôlée des gisements de big data peut ouvrir la voie à des fonctionnements sociaux potentiellement aliénants. Du fait de la numérisation de l’activité humaine, la production de ces méga-données devient naturellement associée à la conduite des activités qu’elles enregistrent. La prédiction algorithmique s’individualise, en fonction du profil que révèle la mise en corrélation des informations numériques livrées, volontairement ou non, par les individus. Mais l’opacité des algorithmes de traitement l’emporte aujourd’hui sur leur transparence. L’accessibilité des big data est aussi conditionnée par la définition et l’exercice des droits de propriété sur ces données. Pour que la reconnaissance statistique des singularités individuelles apporte de véritables bénéfices individuels et collectifs, la nouvelle alliance des juristes et des statisticiens, sous le regard informé des citoyens, est une condition sine qua non.

[1] Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, 2005. La gouvernance par les nombres a été publiée par Fayard dans la collection bien nommée « Poids et mesures du monde », 2015.

[2] Michel Volle, Le métier de statisticien, Hachette, 1980, réédition en 1984 par Economica.

[3] Michel Volle, « Enjeux de la statistique », Etudes, 356/1, janvier 1982, p. 45-60.

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