La mémoire des crises est-elle utile ?

Rue Ordener, Paris, 2015

A propos de Ben Bernanke, « Mémoires de crise », Seuil, 2015

«  Les entreprises et les riches ont beaucoup de pouvoir, certes, mais dans le monde réel la plupart des malheurs surviennent à cause de l’ignorance, de l’incompétence ou de la malchance, pas à la suite de grands complots ». Cette phrase (p.451 de  l’édition française de l’ouvrage) est sans doute révélatrice de la philosophie personnelle de l’auteur. Ben Bernanke, universitaire réputé pour ses travaux sur la crise des années trente, républicain modéré, désemparé et effrayé par la dérive de son parti vers « l’obscurantisme de l’extrême droite », se déclarant donc aujourd’hui « indépendant modéré », a été président de la Réserve fédérale des Etats-Unis de 2006 à 2014. Nommé sous l’administration Bush, il a effectué l’essentiel de son mandat sous l’administration Obama, avec qui il a visiblement entretenu des relations loyales, au cours de l’éprouvante période paroxysmique de la crise financière. Ses mémoires de crise sont donc un témoignage de première main, souvent pointilleux et technique, mais non dénué d’une émotion retenue, un long récit quasiment au jour le jour lors des moments les plus critiques. Cet ouvrage s’ajoute à l’historiographie déjà riche des crises financières et de leur récurrence. Il combine modestie, car l’auteur reconnaît sans peine l’incapacité de la Fed à anticiper la crise et sa gravité, et assurance de soi, comme s’il aurait été impossible de faire mieux, compte tenu l’état de l’art des économistes. Honnête homme,  Ben Bernanke parcourt les chemins balisés de l’analyse économique mainstream mais s’avère suffisamment sensible à la pression des faits pour s’en écarter au moment opportun.

Lorsqu’il arrive à la tête de la Fed, en eaux encore calmes, Ben Bernanke dispose d’une intention : « l’élaboration de la politique monétaire a plus de chances d’être suivie d’effets et sa communication de se montrer efficace lorsque l’une et l’autre sont sous-tendues par un cadre intellectuel cohérent » (p.52). On peut y voir une critique implicite de son prédécesseur Alan Greenspan, davantage porté à jouer l’oracle intuitif et sibyllin. Cette intention se concrétise par l’idée du ciblage d’inflation, la banque centrale devant s’efforcer de viser une cible d’inflation raisonnable à horizon de deux ou trois ans, de manière à naviguer en s’écartant aussi bien du récif inflationniste  que de l’écueil déflationniste. Cette volonté d’imposer le ciblage d’inflation comme norme de la FED sera une véritable idée fixe de Bernanke au cours  de son mandat, y compris durant les moments critiques de la crise, lorsque les priorités semblent ailleurs, au point de surprendre ses collègues de la FED et… le lecteur de ses mémoires. On peut cependant considérer que cette obstination a payé puisqu’au terme de sa présidence, la FED a adopté le ciblage d’inflation, sans renier l’autre part de son mandat, l’emploi, puisqu’elle se veut attentive à l’atteinte d’un seuil suffisamment bas de taux de chômage avant d’envisager la remontée des taux d’intérêt.

Crise, panique…

En 2006 et 2007, la Fed et Ben Bernanke assistent à la montée des périls sans saisir le sens du film qui s’engage. Bernanke témoigne du quotidien un peu vieillot et routinier de la Fed, son président s’efforçant de créer le consensus du Federal Open Market Committee (FOMC), assemblée quelque peu dissipée des gouverneurs et des présidents des FED régionales, autour de l’orientation courante de la politique monétaire.  La Fed recourt aux outils éprouvés mais traditionnels de l’analyse macroéconomique et cyclique pour repérer les tensions et les risques qui se dessinent, notamment dans l’immobilier, et qui paraissent relever de l’ordinaire du cycle. Elle n’anticipera pas la transformation de cet ordinaire en crise extraordinaire, le doublage des enchainements cycliques habituels par la propagation et la contagion des troubles financiers, à partir de l’effet déclencheur des prêts immobiliers subprime et de la fausse dispersion des risques par la titrisation. Cette carence, Ben Bernanke la reconnaît sans ambages, sans pour autant éprouver vraiment de la culpabilité : d’une part, la perception d’un danger déflationniste latent mais « effrayant » depuis la récession de 2001 poussait à « démocratiser » l’accès au crédit et à la propriété ; d’autre part, Bernanke dit partager l’avis de Greenspan selon lequel selon lequel « les décideurs de la politique monétaire n’ont aucun moyen d’identifier à coup sûr les bulles de prix des actifs ou de les faire éclater en relevant les taux d’intérêt en toute sécurité » (p.83). Plutôt que de la politique monétaire stricto sensu, le traitement préventif de ces risques relève de la régulation financière et de la supervision bancaire, dont la crise va révéler l’ampleur des failles.

Les inquiétudes partielles de la Fed ne sont pas assemblées dans un diagnostic global et cohérent, la gravité de la bulle immobilière est sous-estimée. Lorsque la propagation des tensions financières débouche sur le blocage du financement de gros interbancaire, c’est une surprise, y compris par rapport aux crises financières antérieures que l’économiste-historien Bernanke a en tête. Le marché de gros inter-bancaire est devenu une interconnexion sensible, qui s’est transformée en lieu de panique difficile à contrer avec des armes à hauteur de l’extension de ce marché.

L’entrée dans la récession est perçue tardivement alors que le NBER (National Bureau of Economic Research) la datera, après coup, de décembre 2007. Début 2008, la FED croit avoir fait le travail contra-cyclique via la baisse de son taux directeur (de 5,25% en août 2007 à 3% en janvier) et des programmes de financement novateurs. « Nous ne pouvions en être certains , mais nous espérions avoir atteint le début de la fin de la crise. En vérité, nous n’en étions qu’à la fin du début » (p.212). C’est l’entrée, en fait, dans la phase de contagion des défaillances entre institutions financières, dont certaines d’impact potentiellement systémique (Bear Stearns, Fannie Mae et Freddy Mac, Lehman Brothers, AIG, Wachovia, Citigroup, etc.).  La contagion révèle les connexions incestueuses et l’opacité intime de ces institutions. La Fed en vient à des interventions ciblées (apport de garanties, prêts d’urgence), qui mobilisent les dispositifs juridiques autorisant son soutien au secteur privé, en passant outre à l’aléa moral et en étant à la limite de ses attributions légales. Elle s’engage dans les programmes non conventionnels, notamment en vue de débloquer le marché de gros du financement interbancaire. La période est angoissante : la FED et sont président courent de surprise en aléa, d’une brèche à l’autre. Comme pompiers, ils auront eu du mérite.

Pourtant, en septembre 2008, c’est le refus d’obstacle, avec la chute de Lehman Brothers. Ce que dit Bernanke à ce propos éclaire le contexte mais ne convainc pas vraiment. La FED avait conscience du danger systémique représenté par la défaillance de Lehman mais elle a considéré que l’insolvabilité de cette institution rendait impossible un sauvetage avec les seuls prêts de la FED et que l’absence d’une perspective de rachat par un acteur privé rendait inéluctable le dépôt de bilan, avec toutes les conséquences que l’on sait. Trop subtilement peut-être, Ben Bernanke et Hank Paulson, le secrétaire du Trésor, auraient laissé croire que leur impuissance était un choix, pour ne pas avouer une faiblesse encore plus déstabilisante. Pourtant au même moment, ils vont s’engager dans l’énorme sauvetage de la compagnie d’assurances AIG. Finalement, Bernanke laisse échapper une sentence fataliste : « un épisode du type Lehman était probablement inévitable » (p.307).

Le dépôt de bilan de Lehman décuple la panique, qui renoue avec l’enchainement classique des vente d’actifs en catastrophe dépréciant leurs prix et effaçant la distinction entre illiquidité et insolvabilité. Pourtant,  AIG, disposant d’actifs considérés fiables, sera seulement jugée illiquide et bénéficiera de prêts énormes, en impliquant le Congrès et en aboutissant à une forme de quasi-nationalisation provisoire (182 milliards de dollars de prêts au total, qui seront remboursés dans les années suivantes).

L’impact systémique de la chute de Lehman et l’accélération impressionnante de la récession exigent de changer d’échelle. « J’étais las d’éteindre ces incendies un par un. Il nous fallait une solution d’ensemble à la crise, et cela supposait de demander au Congrès de puiser dans l’argent du contribuable » (p.316). Bernanke et Paulson entrent dans les marchandages avec le Congrès pour réaliser le montage d’un plan de soutien au secteur financier qui soit politiquement acceptable. Il y faudra des retournements de situation et des moutures successives, avant de trouver un équilibre acceptable entre le rachat public d’actifs douteux, l’extension des dispositifs de garantie de la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation), le programme d’achat de billets de trésorerie par la FED, l’injection directe de capitaux par prise de participation publique et co-investissement avec des fonds privés.  Une question délicate est le « juste » prix des rachats d’actifs, à même de renflouer effectivement les institutions financières et de laisser néanmoins espérer au Trésor un bénéfice final de ces rachats (ce qui sera le cas). Dépassée dans son rôle de prêteur en dernier ressort, la FED est ainsi relayée par l’Etat fédéral, comme investisseur de dernier ressort. En Octobre le Troubled Asset Relief Program est adopté, pour un montant de 700 milliards de dollars. Il marquera un tournant dans l’enraiement de la panique financière. Bernanke, en technocrate de la monnaie, concentre l’action de la Fed sur cette priorité, au point de paraître négliger des questions qu’il considère techniquement secondaires, pourtant politiquement et économiquement sensibles (le plafonnement des rémunérations des dirigeants des institutions financières, l’aide aux emprunteurs immobiliers défaillants).

… et rémission

Ben Bernanke s’accommode sans états d’âme de l’entrée en fonctions de l’administration Obama, avec qui il entretiendra des relations parfaitement loyales, fluidifiées par la nomination de Tim Geithner, auparavant président de la Fed de New York, comme secrétaire du Trésor. Bernanke soutient pleinement la relance opérée par l’American Recovery and Reinvestment Act, considérant même après coup qu’elle aurait du être plus importante. Il relève, à cet égard, la différence d’état d’esprit et de comportement avec les dirigeants européens et, spécialement, son homologue de l’époque, Jean-Claude Trichet. L’économie américaine engage en 2009 un retournement positif, renforcé par le retour de la confiance, après des stress tests sérieux, des investisseurs envers le secteur bancaire.

Pour autant, la reprise américaine est hésitante et réversible. Pour la consolider, dans une situation où le taux directeur de la Fed est au voisinage de zéro, il faut entrer dans une nouvelle phase, celle des « achats d’actifs à grande échelle », surnommée Quantitative Easing, afin d’agir sur les taux à long terme. La Fed impulsera des vagues successives de QE, qui susciteront des défiances internes et externes, notamment la crainte qu’ainsi le gonflement de nouvelles bulles soit favorisé. Bernanke juge ces critiques infondées, car le QE n’est censé créer directement que des réserves bancaires. Il mise avant tout sur l’effet d’entrainement de la reprise américaine mais laisse ouvert  l’évaluation  de l’impact réel du QE, tout en l’estimant largement positif. Il entraine le FOMC, parfois quelque peu forcé, dans la poursuite de cette ligne d’action, tant que le seuil de 6,5% de taux de chômage n’est pas franchi à la baisse et que l’inflation anticipée à 2 ans se maintient en dessous de 2,5%. La réorientation vers le tapering (réduction en douceur des achats de titres) se dessine courant 2013. Ben Bernanke peut léguer à Janet Yellen, qui lui succède, un héritage convenable de banquier central : la FED dispose d’une doctrine plus affinée et transparente pour remplir son double mandat sur les prix et l’emploi. En 2014, la FED verse de consistants bénéfices à l’Etat, produit de ses investissements de crise. La sortie sans secousses du QE sera la lourde charge de Janet Yellen.

Ben Bernanke passe allègrement outre aux critiques sur la politique monétaire ultra-accommodante, qu’il a conduit, au nom d’un  principe de spécialisation. S’il y a des risques nouveaux qui se dessinent, c’est à prioritairement à la régulation et à la supervision financière de pourvoir à leur traitement préventif, plus qu’à la politique monétaire. Pour Bernanke, c’est sur ces enjeux de régulation et de supervision que  les réformes politiques doivent porter. Il s’est de fait intensivement impliqué, de pair avec Hank Paulson puis Tim Geithner, dans les controverses avec le Congrès et ses composantes pour faire avancer ces réformes.

A la veille de la crise, le paysage de la régulation bancaire et financière, empilement de sédiments historiques,  n’a pas suivi les changements accélérés et perturbants du monde financier. Cloisonnements, chevauchements et failles béantes se combinent pour engendrer un véritable « dédale d’agences fédérales de régulation financière ». « Avant la crise, le système de régulation du secteur financier aux Etats-Unis était extrêmement fragmenté et rempli de vides » (p.107). Il y a une multiplicité d’organismes de contrôle, chacun aux compétences limitées. Les risques systémiques sont difficiles à évaluer et à prévenir ;  les consensus sont difficiles à construire, lorsqu’il faut intervenir ensemble, certains organismes, comme la FDIC, étant plus sensibles à l’aléa moral que d’autres.

Paulson, en 2008, puis Geithner, en 2009, vont œuvrer à une réforme partielle du système de régulation et de supervision, qui n’ira pas jusqu’à trancher dans le vif de la prolifération bureaucratique et qui se gardera d’introduire un nouveau Glass-Steagall Act (lequel avait séparé en 1933 les métiers de banque de dépôt et de banque d’investissement et avait été abrogé en 1999). Dans cette réforme, le sort de la FED indépendante, quasi-centenaire créée en 1913 par le Congrès pour contrer les paniques bancaires, est en question :  nombre de membres contemporains de ce même Congrès, à gauche et à droite, la considèrent comme responsable, au moins par défaut, de la dérive financière qui a conduit à la crise et n’apprécient pas d’avoir du avaler la couleuvre des sauvetages massifs. « Notre inaptitude à prévoir ou à prévenir la crise, et certaines de nos réactions, surtout les sauvetages d’AIG et Bear Stearns, ont nui politiquement à la FED et exposé son indépendance à de nouveaux risques » (p.593).  Finalement, après nombre d’itérations et de controverses, la FED, sans doute indispensable, s’en tire plutôt bien : en juillet 2010, le Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act la consacre comme instance de régulation des institutions  systémiques, définies comme telles par le Conseil de surveillance de la stabilité financière, et lui accorde une responsabilité de supervision macro-prudentielle. Ces responsabilités sont distinctes mais complémentaires de la politique monétaire. La FED perd la capacité  permettant de secourir et restructurer des institutions privées, compétence confiée au Trésor avec accord de la FED et de la FDIC. « C’était un pouvoir que j’étais content de perdre » (p.483). Le Dodd-Frank Act n’est sûrement pas la fin de l’histoire, mais il contribue au redémarrage américain. Réaliste, Bernanke considère que les risques systémiques, liés non seulement à la taille mais aussi et surtout à l’interconnexion des institutions financières, sont loin de faire l’objet d’une prévention et d’un traitement définitifs.

Bernanke se décerne un satisfecit mesuré : « Il a fallu du temps pour que la FED identifie la crise et en mesure toute la sévérité…. A mesure que nous gagnions en lucidité, notre connaissance des paniques financières passées nous a guidés dans notre diagnostic de cette nouvelle crise et a influencé les traitements que nous appliquions à l’économie. La réponse de la Fed comportait quatre éléments principaux : une baisse des taux d’intérêt pour soutenir l’économie ; des prêts de liquidités d’urgence visant à stabiliser le système financier ; des sauvetages (coordonnés avec le Trésor et la FDIC quand c’était possible) pour empêcher la faillite chaotique de grandes institutions financières ; et la publication de la situation des banques à travers les stress tests (entrepris en conjonction avec le Trésor et d’autres organes de régulation bancaires) » (p.427). L’homme-économiste Bernanke est un subtil mélange de pragmatisme et de rigidité théorique : face aux enchainements inédits de la crise, il prône une « pensée sans limite » quasi-expérimentale ; il ne renonce pas à ses conceptions fondamentales sur la politique monétaire, qu’il finit par faire valoir.

La mémoire des crises est-elle utile ? oui, mais elle ne suffit pas, loin de là, à anticiper et prévenir la prochaine. Submergée par l’entrée en crise et le passage à la panique, la FED a su réagir pour enrayer, dans la douleur, l’enchaînement dépressif. Sous la présidence de Bernanke, qui n’est cependant pas Ulysse, elle a contribué à faire rentrer le cyclope financier, à l’œil obtus, dans la caverne. Mais celui-ci hiberne et fait toujours entendre des ronflements inquiétants.

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