Les enfants rebelles du paritarisme

La réforme de la formation professionnelle, annoncée ce lundi 5 mars 2018 par la Ministre du Travail Muriel Pénicaud, est présentée comme une « réforme systémique » allant au-delà de l’accord national interprofessionnel du 22 février sans pour autant le renier. Savoir si, par la méthode comme par le contenu, elle sonne le glas du paritarisme gestionnaire prendra un peu de temps[1]. Mais il est utile de revenir sur quelques aspects de la généalogie de cette réforme pour apprécier l’ambition et la résolution des artisans du big-bang.

Parmi ces artisans, le directeur de cabinet de la ministre, Antoine Foucher, son adjoint, Stéphane Lardy, le conseiller spécial, Marc Ferracci, ont tous trois, chacun à leur façon, une expérience du paritarisme, notamment dans le domaine de la formation professionnelle.  Antoine Foucher fut directeur des relations sociales, de l’éducation et de la formation au Medef. Stéphane Lardy fut secrétaire confédéral de la CGT-FO, bien au fait de la négociation sur ces enjeux. Marc Ferracci, universitaire auteur d’une thèse remarquée sur l’évaluation des dispositifs de formation destinés aux chômeurs, a continué à produire sur ce domaine  dont il est un expert reconnu[2] et bénéficie, par filiation familiale, d’une bonne connaissance du milieu des acteurs sociaux : son père, Pierre, est le président et l’actionnaire principal du Groupe Alpha, cabinet en relations sociales engagé auprès des institutions représentatives du personnel, et Marc Ferracci a collaboré aux travaux du ‘Centre Etudes & Prospective ‘ du groupe.  La Haut-Commissaire à la Transformation des Compétences, Estelle Sauvat, nommée en novembre 2017, et sa conseillère spéciale, Carine Seiler, sont aussi issues du Groupe Alpha. La Ministre et son entourage immédiat disposent donc d’une expérience directe du jeu des acteurs sociaux dans le domaine de la formation professionnelle.

En collaboration avec Florian Guyot, j’avais, en 2013, interviewé Antoine Foucher et Stéphane Lardy pour la préparation d’un petit ouvrage, La sécurisation des parcours professionnels. L’ouvrage rend compte explicitement de ces entretiens et un document de travail associé, plus détaillé, revient précisément sur les enjeux de réforme négociée de la formation professionnelle, tels qu’ils étaient posés à l’époque[3]. J’ai côtoyé Marc Ferracci dans des activités professionnelles et académiques, notamment au sein de la Chaire « Sécurisation des parcours professionnels » dont le Groupe Alpha est l’un des promoteurs. Ses travaux d’évaluation quantitative lui ont permis d’affirmer résolument une vision critique des dispositifs existants de formation et un penchant conséquent en direction de dispositifs plus individualisés, comme le recours aux chèques-formation (vouchers), dans le cadre régulé d’un marché plus transparent des offres de formation et de la certification de leur qualité .

Lors de l’entretien avec Antoine Foucher, en septembre 2013, celui-ci avait assumé avec conviction le principe d’un « droit opposable à la formation », matérialisé par le compte personnel de formation, et l’engagement de l’organisation patronale dans la mise en œuvre de ce principe. Si Stéphane Lardy témoignait de réticences devant les risques inégalitaires attachés à ce compte, il soulignait les entraves bureaucratiques et la dispersion des instances, obstacles à une mise en œuvre efficace du principe en direction des travailleurs  les plus vulnérables.  Les accords interprofessionnels conclus en janvier et décembre 2013 donneront une première vie, fragile, à ce principe. Leurs limites ne leur permettront pas d’éviter une critique féroce de la part de Marc Ferracci et d’autres de ses collègues[4], qui souligneront le manque d’ambition et de ressources pour élargir le degré d’initiative des individus dans le choix de leur formation et le conservatisme de la gouvernance, toujours organisée autour d’OPCA dispersés, à l’efficacité contestée.

De fait, la période du quinquennat Hollande pourrait être qualifiée, à cet égard, de moment des occasions ratées ou des esquisses inachevées, peut-être entre les deux. Un « compromis historique » entre patronat, syndicats et gouvernement, autour d’un développement ambitieux et opérationnel des droits attachés à la personne paraissait accessible, mais s’est heurté à la fois à la pusillanimité gouvernementale de l’époque, aux logiques d’intérêt établies, aux résistances patronales et à la persistance des dissonances syndicales. C’est d’autant plus dommage que des références communes s’étaient progressivement dégagées entre les différents courants du syndicalisme français, notamment autour des idées développées par le juriste Alain Supiot, depuis un rapport fameux à destination des institutions européennes [5] : face à l’affaiblissement du cadre normatif de l’emploi, la définition d’un « état professionnel » des personnes devrait leur permettre d’exercer des « droits de tirage sociaux » accumulés et abondés au cours des étapes successives de leur vie professionnelle. Le développement et l’exercice de ces droits attachés à la personne, inscrits dans un cadre socialisé à une échelle plus large que celle de l’entreprise ou de la communauté professionnelle, aurait vocation à compenser, grâce à une meilleure appropriation par chacun de son parcours professionnel, l’allégeance flexible envers l’employeur et l’érosion des garanties  incorporées au contrat de travail. Mais, du côté syndical, la persistance d’habitus syndicaux dissonants a gardé, jusqu’à aujourd’hui, le dessus sur cette convergence esquissée.

Or, dans le domaine de la formation professionnelle comme dans celui, plus large, de la sécurisation des parcours professionnels, l’affirmation en apparence consensuelle de grands principes ne suffit pas : si l’objectif visé est, au-delà d’éléments partiels de sécurisation,  une véritable reconstruction systémique, l’ingénierie de la formation et de la sécurisation n’échappe pas à des impératifs de technicité, en vue d’assurer la qualité de sa gouvernance institutionnelle et sa soutenabilité financière. L’exercice effectif des droits personnels est conditionné par l’accessibilité pratique de l’infrastructure institutionnelle et financière leur donnant vie. Et la reconstruction ne peut se faire à organisation et gouvernance constantes, ou marginalement amendées. Le dialogue social à la mode hollandaise a buté sur l’obstacle et l’essai n’a pas été transformé[6].

Quelle que soit l’appréciation à porter sur les dispositifs de la réforme Pénicaud, ce qui vient de se passer est sans doute typique de la tentative macronienne de dépassement d’oppositions devenues stériles. L’Etat reprend l’initiative, alors que les partenaires sociaux restent trop enlisés dans l’amendement à la marge de pratiques institutionnelles inchangées, qui entérinent les intérêts établis et ne promeuvent pas les principes dont ces acteurs se veulent pourtant porteurs. Qu’il faille ainsi miser sur l’autorité étatique est sans doute révélateur des blocages encore prégnants de la société française. L’embarquement dans le big-bang de personnalités étroitement associées aux tentatives antérieures, mais qui ont éprouvé les limites de ces dernières, montre que le quinquennat en cours sait capter les frustrations et mobiliser les motivations conséquentes. Est-ce du coup l’acte de décès du paritarisme gestionnaire ? A voir certains dispositifs annoncés par Muriel Pénicaud, comme l’agence France Compétences et sa gouvernance envisagée, ce pourrait être la transition vers un « multipartisme » plus équilibré (Etat, partenaires sociaux, régions), ce qui, après tout, est pratiqué avec quelque  succès par des démocraties  sociales aussi et, sans doute, plus performantes que la nôtre.

[1] Pour une présentation synthétique de la réforme, on peut consulter ActuEL CE.

[2] Voir son ouvrage Evaluer la formation professionnelle, Presses de Sciences Po, 2014

[3] Le vocable de sécurisation des parcours professionnels, Etude de synthèse pour la Chaire de Sécurisation des Parcours Professionnels, Mai 2014. Voir notamment les pages 63 à 72 à propos de la réforme de la formation.

[4] Cf. Pierre Cahuc, Marc Ferracci, André Zylberberg, « Formation professionnelle, un accord qui ne change rien », Les Echos, 24 décembre 2013, ainsi que la Newsletter n°7 de la chaire de sécurisation des parcours professionnels, janvier 2014

[5] Au-delà de l’emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Flammarion, 1999

[6] Pour reprendre le titre d’un papier de Carine Seiler et Pierre Ferracci sur le blog du Groupe Alpha, L’accord national interprofessionnel du 14 décembre 2013 : Un essai à transformer ! , 15 janvier 2014.

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