Apte à la retraite ?

Metis Europe publie un dossier « Etre un jeune vieux en 2018 ». J’y ai contribué sous la forme d’une réflexion personnalisée sur « l’examen de passage » à la retraite, située dans les débats d’aujourd’hui. La vie est en effet ponctuée d’épreuves scolaires, administratives, professionnelles, qui contribuent à l’identité de soi et laissent leur marque dans la biographie objective et subjective de chacun. Le passage à la retraite est l’une d’elles, assez peu réfléchie comme telle, tant l’opposition binaire entre les deux états d’actif et de retraité occupe le terrain et masque les enjeux du passage, destin pourtant commun. Cet article publié sur le site de Metis propose quelques réflexions parcellaires issues de l’expérience personnelle : elles n’ont pas vocation à se substituer à une réflexion plus systémique.

Examen de passage ou libre choix ?

Dans la remarquable enquête menée par la CFDT [1], avec l’appui de chercheurs, auprès de 120000 actifs et retraités sur leur perception de la retraite et de ses enjeux, pour eux-mêmes et pour autrui, le souhait de choisir le moment de départ à la retraite apparaît massif : 73 % des répondants trouvent important de pouvoir choisir le moment de leur départ à la retraite. La satisfaction de ce souhait n’est pas d’emblée compatible avec les règles qui conditionnent l’exercice de ce choix, a fortiori lorsque les circonstances de vie et de carrière font de la perspective de la retraite une course à handicap. Les femmes sont particulièrement concernées.

Je n’ai pas souffert de tels handicaps. Entré tôt dans un corps de fonctionnaires par la voie du concours, j’ai exercé une « mobilité volontaire et raisonnée », faite de détachements et de mises à disposition dans une large sphère publique et aussi d’une mise en disponibilité temporaire dans le secteur privé, au sein d’un cabinet en relations sociales, avant de revenir dans mon administration d’origine pour une fin de carrière sur une mission motivante qu’elle m’a proposé avec un fair play que j’ai apprécié (aparté : l’usage judicieux du « statut » est plutôt un facteur facilitateur d’une mobilité assumée [2]). Comme retraité récent, je ne me plains donc pas… J’ai choisi le moment de mon départ et je me considère dans une situation favorable. Me voilà néanmoins « polypensionné », terme assez rebutant, comme s’il s’agissait d’une anormalité, et, parce que je suis dans une situation convenable, j’entrevois d’autant la somme des difficultés pour celles et ceux qui ne sont pas logés à la même enseigne.

Aujourd’hui, l’épreuve administrative que constitue le passage à la retraite est une sanction a posteriori pour celles et ceux dont la carrière est faite de mobilités et de transitions, plus ou moins volontaires, entre emplois, statuts, etc. C’est évidemment antagonique avec l’obsolescence de l’emploi à vie dans une même structure. La dispersion des régimes et l’hétérogénéité de leurs règles y sont pour beaucoup et c’est un argument fort en faveur d’une unification des régimes, dans une visée d’universalisation. Sans avoir fait preuve d’une mobilité exceptionnelle, me voilà pensionné de sept régimes distincts, avec autant de versements relevant de règles et de périodicité hétérogènes : le régime des pensions publiques, le RAFP (Retraite additionnelle de la fonction publique, instauré en 2003 pour permettre aux fonctionnaires de cotiser sur leurs primes, importantes pour certains corps comme le mien, mais encore marginal et doté de quelques règles alambiquées pour décider du versement en rente ou en capital), le régime général, l’ARRCO, l’AGIRC, l’Ircantec et la Préfon (choix strictement volontaire, il est vrai, dans ce dernier cas, puisque j’avais décidé, jeune, de cotiser à ce régime complémentaire facultatif par capitalisation pour les fonctionnaires, et, de fait, je ne le regrette pas, car ce fut une manière de cotiser sur les primes, avant que le RAFP n’émerge timidement). Bien sûr, le paysage est d’emblée destiné à évoluer puisque ARCCO et AGIRC vont fusionner.

Autant de régimes, autant de dossiers à monter durant l’année qui précède le départ, avec là-aussi des modalités hétérogènes, une dématérialisation inégale et incomplète des procédures, qui expose à des couacs au sein des régimes et entre eux. Rien de plus stressant qu’une procédure partiellement dématérialisée, où les opérateurs humains et « l’informatique », qui gère les espaces personnels ouverts sur le site de chaque régime, se renvoient la balle des dysfonctionnements et où l’impétrant reçoit des lettres comminatoires de dernière relance pour dossier incomplet, alors qu’il n’y peut mais…

Anticipation : encore un effort !

En théorie les dispositifs d’information précoce du futur retraité coordonnés par le régime général (régularisation de carrière, relevé de situation individuelle, estimation indicative globale) devraient parer à ces dysfonctionnements et permettre une anticipation robuste du montant de pensions dont bénéficiera le futur retraité, en fonction de sa date de départ. Sauf que cette robustesse peut être justement mise en échec par la spécificité des mobilités propres à chacun : dans les derniers mois qui précèdent le départ, chaque régime reprend visiblement les calculs avec une attention aux règles nettement accrue par rapport à l’estimation indicative globale, au-delà d’une simple actualisation pour les dernières années de carrière. Si bien que la surprise n’est pas exclue par rapport à l’EIG, et, si c’est le cas, il n’est pas aisé, une fois la pension liquidée, d’obtenir des informations explicites sur cet écart. L’EIG disparait d’ailleurs de l’espace personnel qu’il est possible d’ouvrir sur le site de l’assurance retraite.

Une meilleure prévisibilité parait cruciale pour réduire l’anxiété que peut provoquer la perspective du passage à la retraite, bien mise en évidence par l’enquête de la CFDT : 13% des répondants disent leur peur, 56% leur inquiétude, sentiment majoritaire, 17% seulement leur sérénité. Aujourd’hui, si chacun peut certes s’y coller en utilisant les outils de simulation disponibles régime par régime, ce n’est pas d’une simplicité garantie, et l’exercice peut s’avérer dissuasif dans le cas des carrières complexes. De fait, l’enquête de la CFDT montre à la fois le manque de lisibilité ressentie du système de retraites et la médiocrité de sa connaissance par les futurs bénéficiaires.

Si la technique par points peut permettre d’améliorer cette prévisibilité, en uniformisant les modes de calcul des droits et en assurant la continuité tangible de leur accumulation, ce sera une amélioration. Nonobstant la variabilité de la valeur des points acquis, mais l’expérience de l’ARRCO et de l’AGIRC montre que cette source d’incertitude, est relativement aisée à  prendre en compte : chacun, disposant de son compte de points accumulé en continu, peut aisément mesurer l’impact de cette variabilité. Bien sûr, ça ne dispense pas d’une clarification des règles devant encadrer cette variabilité. C’est un point crucial de la réforme à venir.

La ressource patrimoniale

Le revenu ne fait pas tout. Le passage à la retraite met à l’épreuve la trajectoire patrimoniale de chacun, fonction de multiples paramètres (la transmission familiale, la capacité d’épargne, la propension à la dépense, la stratégie immobilière, etc.). Redevenu locataire parisien depuis une décennie, après avoir été un temps propriétaire, je me suis retrouvé face à un choix contraint : la baisse de revenu incite à économiser le loyer pour garder approximativement le même niveau de vie, et voyager assez librement, par exemple ; mais redevenir propriétaire à Paris signifie, compte tenu du prix du m2 et sauf à disposer d’un patrimoine considérable, occuper une surface plus réduite : la  perspective n’est guère agréable, ne serait-ce que pour stocker les chers bouquins accumulés au long d’une vie. Ce n’est pas là, on le sait, un dilemme propre aux nouveaux retraités, il touche aussi largement les familles en charge d’enfants, même aisées, et pousse à la fuite hors de Paris. Pourquoi, alors, ne pas adopter le parti d’aller rééquilibrer le territoire, en prenant le large, là où le grand air et la modération du m2 vont de pair, avec la proximité d’une ligne de TGV qui vous ramène à Paris quand l’envie vous en prend ? Bien sûr, ce n’est pas un choix de vie neutre, sur bien des plans, relationnel notamment, mais, quitte à cultiver la mobilité, autant la pratiquer jusqu’au bout. C’est aussi le plaisir de la découverte.

Dans l’enquête de la CFDT, l’appréhension devant la question du logement et de son coût est largement répandue. Cette dimension patrimoniale et immobilière soulève des questions d’équité inter- et intra-générationnelle : le logement parisien est un bien spéculatif dont les plus-values équivalent à une rente pour ceux qui ont pu et voulu pratiquer une stratégie immobilière exploitant les opportunités du marché, quitte à en répercuter le coût notamment sur des générations plus jeunes et moins fortunées. La valorisation immobilière joue le rôle d’une capitalisation par défaut, avec les conséquences inégalitaires suscitées par l’hétérogénéité des comportements et des rentes de situation territoriales. Elle vient perturber le jeu des « liens et des transferts entre générations », pour reprendre le titre du livre savant et éclairant d’André Masson[3].

L’apprenti retraité

Muni de son revenu et de son capital, le nouveau retraité peut partir à la jouissance de son temps libéré, sous contrainte budgétaire. « La vraie vie », enfin, comme le suggère une question de l’enquête de la CFDT ? Le sentiment de libération est incontestable, même s’il n’est pas exclusif : 57 % des répondants estiment que la retraite est en effet «la vraie vie », alors que 37 % la voient plutôt comme « la fin de la vie ». L’ambivalence pointe son nez. On peut d’ailleurs penser que le sentiment de libération, ou littéralement de jubilation (jubilado, en espagnol, c’est le retraité !), ne provient pas  uniquement du terme mis à un travail professionnel normé et régulier pour exercer enfin le droit à la paresse cher à Paul Lafargue, mais tout autant de la cessation du lien de dépendance aux institutions qui organisent ce travail. C’est évidemment fonction de la trajectoire de chacun, notamment lorsque la pénibilité et l’usure physique ou mentale font de la cessation du travail un soulagement intrinsèque. Mais la fin du lien de dépendance à l’employeur, privé ou public, c’est un peu l’abolition personnelle du salariat et l’éventuelle possibilité, fonction des capacités et des envies personnelles, de trouver des modalités d’activité plus libre, qu’il s’agisse d’engagement de type associatif ou d’un cumul emploi-retraite sous la forme auto-entrepreneuriale.

Cependant, comme la nature, le temps a horreur du vide. Le nouveau retraité d’aujourd’hui se trouve fréquemment à un point de jonction intergénérationnelle, entre ses propres parents très âgés, s’ils sont encore en vie, éventuellement  confrontés à la dépendance, et ses enfants et petits-enfants, plongés dans le tourbillon de la vie active et scolaire. Il s’entend dire très vite : maintenant que tu as du temps… Il est éventuellement lui-même confronté à des enjeux de santé, a fortiori s’il a eu quelques alertes. La gestion de ces enjeux et de leur pendant administratif, pour autrui et soi-même, est assez chronophage, surtout dans un système de santé éclaté, entre généraliste, spécialistes, hôpital, où il faut s’imposer en quelque comme le coordinateur de soi-même entre les corporations et les institutions. Si vous aidez votre maman âgée à monter son dossier APA (Allocation personnalisée d’autonomie), alors qu’elle ne peut plus lire les courriers parfois abscons des multiples organismes impliqués, ce sera un investissement administratif non négligeable. Bref, l’apprentissage n’est pas terminé ! Et il va de pair avec l’engagement dans l’effort de transmission des savoirs et des émotions aux petits-enfants, source bien sûr d’un plaisir inédit, qui n’est pas une répétition de celui de la parentalité.

Le nouveau retraité est fondamentalement un apprenti, a fortiori s’il se lance dans des activités pour lui inédites, entre nécessité et désirs ! Du moins, cultiver cet effort d’apprentissage est sans doute l’un des moyens pour éviter la destructuration menaçante de l’usage du temps effectivement bien plus large dont il bénéficie quand même et maîtriser, dans la mesure du possible, l’impact de son propre vieillissement. Bien sûr, mettre cela en avant, c’est indiquer l’exposition de la catégorie des retraités aux facteurs d’hétérogénéïté et d’inégalité qui la traversent, notamment dans l’accès aux services numériques, culturels, sportifs,… Le souci de justice transparaît fortement dans l’enquête de la CFDT, à la fois pour garantir un niveau de ressources suffisant et prendre en compte l’impact des accidents et irrégularités de carrière. Le manifeste de la CFDT pour les retraites, publié en vue de peser sur la prochaine réforme, s’efforce justement de combiner les principes de contributivité et de solidarité au sein d’un système universel [4].

Sans doute les mutations de notre société, l’allongement des durées de vie, la coexistence des générations, les inégalités de tous ordres dans le nouveau monde numérique, pourraient-elles inciter des anthropologues curieux à explorer plus avant les us et coutumes de ce nouvel âge de la vieillesse qu’expérimentent les actuels flux nourris de retraités : il y a encore peut-être quelque chose à tirer des vieux baby-boomers !

[1] Voir le site « Parlons Retraite », https://www.parlonsretraites.fr/

[2] Cette remarque n’équivaut pas à une défense inconditionnelle du statut mais à un examen ouvert. Voir, dans cet esprit, la tribune de Johan Theuret, DRH, et Mylène Jacquot, syndicaliste : https://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/10/31/le-statut-n-est-pas-un-obstacle-a-la-modernisation-de-la-fonction-publique_5376802_3232.html?

[3] André Masson, « Des liens et des transferts entre générations », Editions de l’EHESS, 2009.

[4] https://www.cfdt.fr/portail/outils/argumentaires/manifeste-de-la-cfdt-pour-les-retraites-srv2_622063

 

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