Avant que son auteur se voit décerner le Goncourt 2018, un roman antérieur de Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre (Actes Sud), avait reçu en 2014 le prix Erckmann-Chatrian (le Goncourt lorrain). Si le titre vous intrigue, pensez à La Fontaine. Je reprends ici la critique de ce roman que j’ai initialement publiée en 2014 sur le blog Défricheurs du Social du Groupe Alpha.
Dans une rude vallée des Vosges, aussi hivernale qu’était verte la vallée minière et galloise de John Ford, le drame de la fermeture de l’usine de sous-traitance automobile Velocia se noue. Martel, le secrétaire du comité d’entreprise, relève le gant. Martel n’est pas une pure icône du syndicalisme, il porte avec lui son passé et ses ratés, ses potes un peu douteux et sa vieille mère malade. Un zeste de charisme, un sens des rapports de force, une volonté d’être en ont fait l’élu du personnel, dépositaire de la confiance de ses collègues. Lourd fardeau. Il affronte la direction de l’entreprise et ses émissaires parisiens, dont l’avenante DRH, non sans pragmatisme ni quelques arrangements. Mais, fauché, il va s’embringuer, parallèlement au drame social, dans une drôle d’histoire, à ses risques et périls, jusqu’à réveiller les remugles de la guerre d’Algérie et l’ire des réseaux de proxénétisme. Sa relation avec l’inspectrice du travail en charge de l’entreprise, forte tête empathique et obstinée, n’en sortira pas indemne. Autour, des familles quelque peu déglinguées, des jeunes plus ou moins décrocheurs, qui oscillent entre la rage de vivre et la perdition. Pas la peine d’en dire plus au lecteur potentiel.
L’auteur connait bien son monde vosgien et campe des personnages ancrés dans leur territoire : « Comme souvent chez les gens qui s’intéressent à la socio, j’ai tendance à penser que le conditionnement l’emporte sur la liberté. Chacun est pris dans un écheveau d’héritages, de contraintes sociales, de nécessités économiques, etc. Tout ça produit un fatum très roman noir finalement. Mais il y a toujours la possibilité d’une échappée belle…» (interview de Nicolas Mathieu).
Dans la restructuration de la géographie économique, les vallées vosgiennes ne sont guère du bon côté. Leur industrie quasi-rurale continue d’en prendre plein les dents, le vieux tissu ouvrier est parti en lambeaux. Il suffit de passer la ligne bleue pour percevoir, physiquement, la coupure avec la relative prospérité alsacienne. Ce n’est pas un hasard si, dans le redécoupage des régions, l’Alsace, qui bénéficie de la proximité allemande, n’a guère apprécié de rejouer l’Alsace-Lorraine au sein du « Grand Est ».
La précarité qui mite le tissu social affecte aussi l’engagement syndical, qui a la fragilité des destins individuels. Comme l’ont montré des enquêtes averties sur l’activité syndicale au quotidien, cet engagement est souvent, désormais, bien plus affaire d’identités et de circonstances locales que de conviction idéologique pérenne. Si les identités durent, les circonstances se font et défont, notamment sous l’impact des restructurations. Dans le roman de Nicolas Mathieu, la solitude syndicale de Martel est frappante. Ça ne peut pas durer bien longtemps comme ça. En un autre temps, Jules Ferry, natif de Saint-Dié, qui fut député et sénateur des Vosges, évoqua, dans son testament, « cette ligne bleue des Vosges d’où monte jusqu’à mon cœur fidèle la plainte touchante des vaincus ».
Aux dernières élections européennes, le Front National est arrivé en tête dans le département des Vosges, avec 31,6% des voix exprimées.
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