Que faire de la Russie ? Deux points de vue ukrainiens

Comment parler froidement et lucidement de votre ennemi lorsqu’il vous écrase sous les bombes et les violences en tous genres, qu’il viole vos intimités et s’approprie vos enfants ? Ce n’est pas un exercice humainement facile. Le 24 février 2023, date anniversaire de l’invasion russe, dans le cadre  du cycle de conférences « Ukraine : identités et exils », dont la vocation est de donner la parole à des intellectuels ukrainiens, une conférence intitulée « Qu’est-ce que la liberté politique ? » s’est tenue dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, avec la double contribution de Vakhtang Kebuladze, professeur dans le département de philosophie de l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kyiv, et Oleksandra Matviitchuk, avocate et militante des droits de l’homme et des réformes démocratiques. Oleksandra Matviitchuk dirige le Centre pour les libertés civiles, ONG ukrainienne qui a reçu le prix Nobel de la paix 2022 conjointement avec l’association russe Mémorial et l’opposant biélorusse Alès Bialiatski. Je ne présente pas un résumé complet de la conférence mais, via une sélection forcément subjective, une brève suite de réflexions des deux conférenciers qui se sont concentrés sur une question clef : comment, en tant qu’Ukrainien, se représenter l’histoire russe et quelles implications en tirer ? [version pdf de l’article téléchargeable ici]

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Les Trente Glorieuses en feuilleton

Inaugurée par « Le Grand Monde », la chronique annoncée par Pierre Lemaitre des « années glorieuses » (on a pris l’habitude d’en compter trente pour avoir un chiffre rond…) se poursuit avec « Le silence et la colère », publié en ce début 2023. Le premier volume est concentré sur la seule année 1948, lorsque la France métropolitaine peine encore à se relever des affres de la guerre mais, les idéaux de la Résistance s’éloignant, s’embourbe déjà dans les conflits sociaux et les guerres coloniales : l’enfantement des dites trente glorieuses a tout d’un accouchement difficile au sein d’une société marquée par les traumatismes et les séquelles de l’Occupation.

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La Sécurité sociale, invention inachevée

En 2014, j’avais publié une revue de l’ouvrage juste paru de Colette Bec, sociologue au CNRS, sur l’histoire de la protection sociale française, « La Sécurité sociale, une institution de la démocratie » (Gallimard, 2014). L’ouvrage explore avec une belle profondeur historique la trajectoire et le sens de la protection sociale moderne, dans le cas français. Il offre un bienvenu et grand angle de vue pour réfléchir aux réformes contemporaines de la Sécurité sociale. Il montre l’alternance entre des phases créatives, lorsque les principes en sont inventés ou redéfinis, et des phases gestionnaires, lorsque les priorités de la gestion prennent le dessus sur l’ambition systémique. Les dernières années manifestent une accélération saisissante de cette alternance, entre la réforme systémique, mais avortée, des retraites en 2019 et le ralliement gouvernemental récent à une nouvelle réforme paramétrique qui se heurte au mouvement social en cours. Parcourant l’ouvrage de Colette Bec, je trouve qu’il n’a rien perdu de son intérêt, en dépit de la décennie écoulée, et je republie ici cette brève revue, aujourd’hui peu accessible. Le lecteur appréciera de lui-même les changements à prendre en compte. La version pdf du texte est téléchargeable ici.

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« Celui qui veille », Louise Erdrich (note de lecture)

En 1953, la communauté d’indiens Chippewas de la réserve de Turtle Mountain, dans le Dakota du Nord, près de la frontière canadienne, vit dans la tension entre la fidélité à l’héritage amérindien, la précarité et la pauvreté économiques, « l’américanisation » irréversible du mode de vie, l’attrait parfois douteux des métropoles proches, comme Minneapolis. Ce sont les enfants et petits-enfants des derniers combattants indiens qui vivent là. La communauté se trouve confrontée à l’annonce d’un changement d’orientation de la politique fédérale à l’égard des réserves indiennes : sous couvert d’émancipation et d’assimilation individuelles, la politique de « termination » – oui, c’est le terme employé – entend résilier les traités et les contrats fédéraux conclus avec les communautés indiennes, et donc les droits associés, en premier lieu sur les terres, enjeu-clé…

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L’Ukraine, nation d’Europe

L’histoire de l’Europe centrale et orientale est mal connue par les Européens de l’ouest que nous sommes : ce n’est pas un sujet prioritaire de l’enseignement scolaire, alors que nous sommes voisins. La connaissance commune ne va souvent guère au-delà de la référence à quelques évènements marquants du siècle dernier, entre révolution russe de 1917 et chute du mur de Berlin en 1990. Cette méconnaissance n’aide pas à la compréhension des mouvements qui agitent cette région, où l’histoire des nations diffère sensiblement de la constitution des Etats-nations ouest-européens. C’est un obstacle cognitif qui facilite la perméabilité à des récits raccourcis ou distordus de cette histoire. Beaucoup de citoyens ouest-européens découvrent d’une certaine façon l’Ukraine à l’occasion de cette guerre. L’Ukraine, cette appellation apparue à la fin du 12e siècle à partir d’un terme slave désignant la frontière, la marche, le bord… (la version pdf du texte est téléchargeable ici)

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Syndicalisme: mise au point et contrepoint

Le syndicalisme est partie prenante des controverses et troubles d’ordre sociétal qui agitent aujourd’hui la France. Deux livres donnent récemment résonance à ces controverses : les souvenirs d’un syndicaliste de référence, le patron de Force Ouvrière de 2004 à 2018, Jean-Claude Mailly (Manifs et chuchotements, Flammarion, 2021) ; le plaidoyer d’un praticien du monde social et de la formation professionnelle, Paul Santelmann (Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme, L’autreface[1],2021).

Jean-Claude Mailly et Paul Santelmann partagent clairement des points communs : ils affirment tous deux le caractère irremplaçable du syndicalisme et le besoin d’un syndicalisme explicitement réformiste. Leurs positionnements sont différents : quand l’ancien dirigeant revient avec franchise sur sa trajectoire personnelle au sein du monde syndical, l’expert adopte un point de vue plus externe, pleinement impliqué mais nécessairement plus détaché des aléas de la vie syndicale.

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La fabrique des prophètes

Vierge à l’enfant (Andrea Mantegna, Galleria Sabauda, Torino)

Voici deux romans, lus récemment et, presque par hasard, coup sur coup, qui racontent la même histoire en des temps et des lieux distincts, et selon des styles narratifs bien différents. Dans chaque cas, un clan, qui fait s’enchevêtrer des liens familiaux, amicaux, professionnels, religieux, idéologiques, décide d’inventer ou de fabriquer un prophète, tel un golem, mais bien humain et vivant. Le prophète est l’élu du clan, pas toujours son membre le plus intelligent ni le plus cultivé mais celui qui, tôt paré d’une aura mystique et apparemment pourvu d’un charisme efficace, saura asseoir son emprise sur le clan, guider son destin et en propager l’influence, quitte à faire preuve opportunément d’une habile capacité de manipulation. Les idéologues du clan nourriront les cogitations et les prêches du Maître et trouveront les justifications convaincantes de ses comportements parfois déroutants et les explications savantes de ses crises mystiques. Le clan se dote de cohérence spirituelle et de solidarité matérielle pour affirmer sa présence, son unité, sa capacité d’expansion contre d’autres communautés hostiles. L’odyssée du clan et son prophète emprunte la voie d’une longue marche nomade, couvrant plusieurs décennies, dont les stations géographiques sont autant d’occasions de mises à l’épreuve temporelles de la mission prophétique. Les motivations du clan ? Le besoin ressenti d’émancipation, à la fois spirituelle et sociale, à l’égard de communautés d’appartenance plus larges, aux traditions jugées surannées et oppressantes, loin de la vérité à conquérir ; l’anxiété engendrée par un monde changeant et incertain, qui incite à trouver des réponses inédites aux problèmes qu’il pose, quitte à en chercher les prémices dans le nébuleux et légendaire passé lointain.

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Philosophie pour temps incertains: « La quête de certitude », John Dewey

La Sibylle de Cumes (Andrea Del Castagno, Galleria degli Uffizi, Florence)

Le philosophe américain John Dewey (1859-1952) fait partie d’une mouvance philosophique active aux Etats-Unis à la jointure des XIXe et XXe siècle, le « pragmatisme », composée d’auteurs manifestant entre eux de fortes nuances. John Dewey publie en 1929 The Quest for Certainty, ouvrage considéré comme une formulation claire et synthétique de ses positions, déjà exprimées dans une série d’ouvrages antérieurs. C’est en quelque sorte son discours personnel de la méthode. L’écho, en France, du courant pragmatiste américain et des travaux de Dewey fut lent et limité, peut-être à cause de l’occupation du terrain par le courant positiviste. Une édition française de « La quête de certitude », préfacée par son traducteur, Patrick Savidan, est disponible depuis 2014[1]. Curieux d’une posture philosophique visiblement aiguisée par ce qu’on appelle le sens pratique américain, tangible dans d’autres disciplines, j’avais lu avec attention cette édition peu après sa sortie. Et l’ouvrant de nouveau, je suis frappé par la résonance actuelle de certains mots de la préface de Patrick Savidan, lorsqu’il présente la réflexion de John Dewey, « repérant vigoureusement les tentations dogmatiques de l’être humain, la propension de celui-ci à se ruer sur les premières certitudes susceptibles de l’apaiser face aux périls, réels ou supposés, qui le guettent ». Dewey « interrogea pour ce faire le désir de certitude et s’appliqua à en dévoiler les puissances d’aveuglement ». Pour lui, « la certitude n’est pas à concevoir comme l’horizon de la pensée ; elle est sa croix, son fardeau, le risque qu’il faut éviter, la tentation dont il lui faut se départir ». Dewey propose un empirisme expérimental qui ne dissocie pas la connaissance de l’action, ni de l’éthique, et où « l’enquête » tient un rôle majeur : l’exercice de la pensée est une pratique plongée dans un monde contingent, où l’incertitude doit être affrontée plutôt que niée afin de résoudre les problèmes concrets de la société. Et les connaissances produites dans le processus d’enquête n’ont pas vocation à être monopolisées par une petite élite de savants mais à être partagées comme outil collectif d’émancipation.

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Le ressentiment social, passion triste et littéraire: Monte-Cristo, Sorel et nous

L’étudiant dans son garni du Quartier latin (Gavarni, 1839)

Au XIXe siècle, devenir adulte à l’époque de la Restauration est porteur de frustration pour nombre de jeunes gens : les belles espérances émancipatrices de la Révolution sont remisées et l’aventure napoléonienne, au prestige rehaussé par la haine que vouent les ultras restaurateurs à l’usurpateur, n’a plus que le goût amer de la nostalgie pour une épopée défunte. Et afficher cette nostalgie est risqué. La vision romantique de l’histoire s’alimente de cette frustration. L’histoire n’est pas unidirectionnelle comme l’ont voulu les philosophes. Le classicisme, y compris celui des Lumières, rationalise l’histoire sur un mode téléologique, tandis que le romantisme met en avant l’histoire souffrante, ses pathologies et ses mystères, la considère avec insatisfaction et ironie. Pour Arnold Hauser, historien de l’art trop oublié, le romantisme conçoit l’histoire comme « un flux éternel de luttes sans fin », animé par des forces personnifiées. Dans ce texte, je m’appuie sur cet historien hongrois : sa lecture sociale de l’histoire de l’art et de la littérature, sur longue période, fascine par une érudition sans mesure ; elle repose sur un équilibre flexible entre un déterminisme marxiste bien trempé, qui rattache les expressions artistiques aux conditions sociales de leur époque, et une analyse nuancée de leur contenu esthétique[1].

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La double angoisse des boomers

Arnold Böcklin, Villa au bord de la mer

J’ai été vivement interpellé par la lecture d’un article du journal bruxellois De Standaard, repris et traduit par Courrier International (n° 1554, 13-19 août 2020) : le gérontologue Peter Janssen envisage la « fermeture définitive » des maisons de retraite et propose huit « bonnes raisons » justificatrices de cette fermeture. Si son article fait explicitement référence au contexte belge, sa portée dépasse évidemment les frontières de la Belgique. J’ai diffusé cet article sur le réseau LinkedIn et j’ai été surpris par l’audience, ainsi que par le nombre de réactions et de commentaires, au demeurant tous intéressants, contrastés mais nuancés (même la directrice générale du groupe Korian a liké !). Preuve que ce sujet sensible touche au vif nombre d’entre nous, soit parce qu’ils sont confrontés à la relation avec des parents très âgés, pour qui le problème se pose pratiquement, soit, parce que, retraités proches ou récents, ils anticipent leur propre devenir : ce qu’on pourrait appeler la double angoisse des boomers, puisque cette génération bénie part désormais massivement en retraite tout en ayant encore fréquemment des parents en vie, compte tenu de la hausse passée de l’espérance de vie. Je n’adhère pas inconditionnellement à cet article, j’ai été interpellé par la radicalité de son plaidoyer et par la netteté de l’argumentation, que j’ai jugée de qualité, même si elle n’est pas exhaustive. Le problème est devant nous et il ne sera guère contournable.

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