Chili, une si longue convalescence

La maison de Pablo Neruda, à Isla Negra, 1990

En septembre 1973, j’allais sur la vingtaine et je participais à un voyage politico-touristique d’un groupe de jeunes en Bulgarie. C’est là que nous apprîmes la survenue et la réussite du coup d’Etat militaire contre la présidence de Salvador Allende, au Chili. Le chauffeur du bus qui nous faisait parcourir la Bulgarie commenta ainsi : « Si Staline avait été là-bas, ça ne se serait pas passé comme ça » – il avait d’ailleurs une petite photo de Staline sur son tableau de bord, comme d’autres la sainte vierge. De fait, Allende n’était pas Staline. Et l’URSS post-stalinienne, mais pas déstalinisée pour autant, souhaitait avant tout gérer son pré carré en toute tranquillité, sans ingérence. Elle l’avait crûment rappelé quelques années auparavant, en annihilant le printemps de Prague et en soumettant la Tchécoslovaquie à un régime hivernal. Prague et Santiago parachevaient Yalta un quart de siècle après, figeant la guerre froide en un affrontement entre blocs ou camps, dans le meilleur des cas atténué par les progrès de la « détente ». Mais la transition autonome et pacifique de pays supposés souverains à une société davantage démocratique était en quelque sorte interdite, lorsque ces pays appartenaient à l’un de ces blocs : dans l’affrontement, ils prenaient une valeur géopolitique bien au-delà de leur taille, petite ou moyenne, et de leur localisation géographique. Le Chili, c’est un bord du monde… [version pdf de l’article téléchargeable ici]

Le traumatisme

Le traumatisme engendré par le golpe chilien fut profond et durable. Il ouvrit encore plus les veines de l’Amérique latine, pour faire référence à l’ouvrage classique d’Eduardo Galeano[1]. La tentative d’une transition démocratique à un socialisme lui-même démocratique était radicalement annihilée. Pendant près d’une vingtaine d’années, la solidarité avec les clandestins et les exilés chiliens, chantée par des voix fortes comme celles des Quilapayun, fut au premier rang des manifestations de la gauche européenne. Nombre des exilés prirent racine dans les pays qui les accueillirent – j’en connus amicalement dans l’administration française qui mobilisa leurs compétences, car, jeunes intellectuels ralliés à Allende, ils disposaient souvent d’une formation académique et parfois d’une ascendance française plus ou moins lointaine, qui aida à leur acclimatation. Mais, souvent aussi, la distance avec les clandestins et les proches restés au pays se creusa : les expériences des uns et des autres se mirent à diverger. Et, même après le retour à la démocratie, il fallut bien  du temps et des efforts pour que ces expériences entrent en dialogue. La double présidence (2006-2010 et 2014-2018) de Michelle Bachelet, qui vécut l’expérience de l’emprisonnement, de la torture et de l’exil avec sa mère – son père Alberto, général resté loyal à Allende, mourut en détention en 1974 – et qui revint au Chili dès 1979, fut d’une certaine façon la concrétisation de ces retrouvailles.

Tout cela ne dispensait pas la gauche d’un examen des faiblesses et des failles de l’expérience socialiste chilienne qui contribuèrent à sa vulnérabilité face à une soldatesque imbue de sa légitimité supérieure et de son obsession anti-communiste, devenue le bras armé d’une oligarchie locale décidée à en finir avec cette expérience. Serge-Christophe Kolm, économiste original, s’y est ainsi livré dans le cadre d’une approche générale et problématique de « la transition socialiste » et de ses embûches. En 1977, il publie un livre qui examine les expériences chilienne et portugaise[2]. Le chapitre intitulé « La transition tuée : l’économie politique du Chili populaire » analyse sans fioritures les incohérences de la politique économique menée sous Allende. Celles-ci contribuèrent à éloigner des catégories sociales qui crurent trouver sous le parapluie militaire une sécurité perdue. Il mérite toujours lecture aujourd’hui. Une fois le terrain déblayé de toute opposition, le Chili devint terre d’expérimentation de politiques néo-libérales agressives promues par les économistes de l’école de Chicago.

Lorsque la dictature, par attrition et épuisement, abandonna la partie face à un référendum perdu et se résolut à remettre le pouvoir aux civils à la fin des années 1980, le retour formel à la démocratie entraina rapidement un rétablissement des relations avec les pays démocratiques. Les administrations française et européenne relancèrent des programmes de coopération avec leurs homologues chiliennes, d’autant que se trouvait à Santiago le siège de la CEPAL (Commission Economique de l’ONU pour l’Amérique latine), organisme multilatéral qui avait eu ses heures de gloire et qui contribuait à désenclaver le Chili. C’est ainsi que je débarquai, ému, pour la première fois, en 1990 à Santiago et que j’y revins à plusieurs reprises au cours de la décennie suivante, prenant au fil de ces séjours la mesure de la singulière géographie filiforme du pays, bande côtière serrée entre l’océan pacifique et la cordillère andine, étalée sur plus de 4000 km entre le bloc désertique du nord et la dispersion des terres patagones au sud.

La convalescence

Au cours de cette décennie 1990, il restait difficile d’aborder de front le passé dans les discussions publiques. Le retour à la démocratie était fragile et incomplet, la prudence prévalait et, aussi, le souhait de passer à autre chose, sans plus attendre. La morgue de l’oligarchie locale, comme en d’autres pays latino-américains, était toujours pesante. Je me souviens d’un puppet show télévisé, qui présentait Pinochet comme un grand-père débonnaire… La frustration des exilés tentant le retour au pays était compréhensible. Dans son roman L’ombre de ce que nous avons été (Métailié, 2010), Luis Sepúlveda, qui connut lui-même la prison et la torture puis l’exil, trace, non sans une tendre ironie, le portrait de vieux militants revenus d’exil, désabusés mais encore tentés par l’action révolutionnaire.  

J’avais la chance d’avoir comme interlocuteurs de jeunes fonctionnaires ouverts et intelligents, avec qui les relations de travail étaient efficaces et conviviales, vivement désireux de réinsérer leur pays dans la communauté internationale. Et la participation aux programmes de formation multilatéraux de la CEPAL, animés par Ricardo Martner, économiste chilien devenu ensuite expert de la fiscalité internationale[3], contribuait à cet appel d’air. Les dictatures misent sur l’enfermement et la solitude. En 1990, un petit groupe de ces collègues chiliens m’emmena visiter la maison de Pablo Neruda à Isla Negra, sur la côte pacifique. C’était un geste hautement significatif. La maison est dotée de grandes baies, encastrées dans les cloisons de bois, qui orientent le regard vers l’océan puissant et rageur, dont on se dit que sa respiration ample et bruyante dilatait la pensée de l’écrivain à l’œuvre. Et c’est aussi une exubérance muséographique de beaux objets, de figures de proue, à la mesure de l’imagination du poète… Du moins, était-ce ainsi à l’époque.

Le refoulement s’effrita à la fin de la décennie 1990 lorsque l’arrestation londonienne de Pinochet força le réveil des mémoires et l’ouverture des débats, quitte à relancer les conflits politiques après la phase post-dictatoriale et pseudo-consensuelle de la Concertación, coalition qui avait gouverné le pays dans les années 1990. La période de la dictature gardait ses thuriféraires, qui portaient à son crédit la remise en ordre et la croissance économiques. En 1999, je fus chaleureusement accueilli dans une charmante hosteria de la région de Puerto Montt, tenue par un couple nord-américain expatrié, sur la rive d’un des lacs qui parsèment la région. Comme il n’y avait guère de touristes, mes hôtes m’emmenèrent parcourir une exubérante forêt d’araucarias, au pied des volcans couronnant la frontière avec l’Argentine. Puis, un soir, nous eûmes une discussion qui, inévitablement, vint sur la situation chilienne. Mes deux hôtes se lancèrent dans un éloge de la politique économique de Pinochet et de ses bienfaits. Mon expression se figea et nous écartâmes l’objet de la dispute qui grondait.

Une alternance politique plus nette et résolue prit le relais avec les présidences successives de Michelle Bachelet, à gauche (2006-2010 et 2014-2018), et de Sebastian Piñera, à droite (2010-2014 et 2018-2022). Aujourd’hui, le jeune président Gabriel Boric, porté par le mouvement de contestation étudiant de 2019, marque le passage de relais à une nouvelle génération, plus décontractée dans son rapport au passé, éloignant complexes et tabous. La politique de Gabriel Boric combine le réalisme, face aux difficultés, comme le désaveu qui a enterré le projet constitutionnel issu de l’assemblée citoyenne constituante, et la résolution pour traiter ces difficultés, en s’efforçant de dégager des majorités progressistes au sein d’un pays dont le développement économique n’a pas corrigé le caractère très inégalitaire. Et, parmi les dirigeants latino-américains, la lucidité de son positionnement international n’est pas la moindre.

Les cicatrices de la géographie et de l’histoire

La géographie du Chili, souvent meurtri par les séismes, est rude, fracturée, et la cruauté de moments de l’histoire chilienne en semble comme le pendant. La première colonisation espagnole avait surtout porté sur les régions centrales, de climat tempéré ou de type méditerranéen, avec des incursions précoces dans le désert d’Atacama au nord, comme en témoigne la présence de chapelles fort anciennes dans des lieux reculés du désert. C’est surtout avec la vague d’immigration européenne du 19e siècle, notamment d’origine allemande et française, que le sud et la Patagonie furent colonisés. Des bandes formées de certains de ces immigrants, bien armées, se livrèrent à l’extermination des populations autochtones, dont l’austère mode de vie était adapté à la dureté du climat et aux ressources de ces régions extrêmes, baignées par les eaux. En furetant au musée d’histoire de Santiago, j’avais trouvé une petite brochure, datant de 1992, « Tierra de Humo », qui rassemble des photos d’époque de ces populations et des traitements qui leur furent infligés. Des membres de ces expéditions, comme celles emmenées par l’aventurier Julius Popper, n’ont pas hésité à tirer le portrait de leurs tristes exploits. Plus récemment, « Le bouton de nacre », film de Patricio Guzman (2015), cinéaste artisan de la mémoire chilienne, rend un hommage historique et poétique aux populations indiennes du sud chilien et à leurs rares descendants contemporains, porteurs d’une véritable culture aquatique dans ces terres immergées.

Julius Popper et sa bande de « chasseurs d’indiens », 1886
Source : « Tierra de humo, Imagenes Fotograficas, 1882/1950 », LOM Ediciones, 1992

Déjà, dans « La nostalgie de la lumière » (2010), Patricio Guzman avait parcouru les hautes étendues sévères du désert d’Atacama, haut lieu d’observation astronomique mais aussi de cache pour les charniers de la dictature, dans une région où la résistance ouvrière avait pour cœur les mines de cuivre de Chuquicamata et la ville minière toute proche de Calama. Mais la sécheresse extrême du désert d’Atacama conserve les restes humains, aussi bien ceux des momies pré-colombiennes que des victimes de la dictature… Lorsque je suis passé par Calama, j’ai dîné dans un restaurant, le club croate, où trônait un portrait de Josip Broz Tito, timonier de la Yougoslavie d’alors. Des immigrés yougoslaves étaient venus jusque-là travailler dans les mines. Calama, en 1994, était une ville bien tenue, active et marchande, bénéficiant d’un fond solide d’organisation et de tradition ouvrières. Les alentours de la ville étaient cependant très dégradés par les déjections de l’industrie minière et les décharges plus ou moins sauvages, transformant cette partie du désert en une plaque sans fin de ciment gris, parsemée de débris industriels.

Quelque part dans le désert d’Atacama, 1994

En a-t-on jamais fini avec la cruauté de l’histoire ? Le Chili reste une démocratie convalescente – une longue convalescence – mais plutôt convaincante en regard de bien d’autres pays latino-américains et dotée d’une société civile dynamique. Le processus de reconnaissance des communautés autochtones et de leurs droits participe, non sans tensions, à ce dynamisme. Lorsque je suis arrivé pour la première fois au Chili, en 1990, cette question était complètement à l’arrière-plan, à tel point qu’on pouvait se demander si, à la différence d’autres pays andins où elles sont immédiatement visibles dans les grandes villes, ces communautés avaient encore une existence significative. Aujourd’hui, personne ne doute que les communautés Mapuches, notamment, sont bien vivantes. Le Chili retravaille son histoire, pas seulement depuis 1973 mais depuis les combats que mena, au milieu du 16e siècle, le conquistador Pedro De Valdivia contre les Mapuches. Le Chili n’a jamais rompu avec l’espérance, à l’image de Valparaiso, l’ainsi nommée, où la pauvreté des hauts quartiers, los cerros, se drape dans la variété et les couleurs des habitats. Dans le film No (2012) de Pablo Larrain, cinéaste qui avait exploré la noirceur du Chili dictatorial dans son film Santiago 1973, post mortem (2010), le rejet de Pinochet l’emporte lors du referendum de 1988 lorsque la campagne du non tourne le dos au seul ressassement des souffrances encore récentes et prend résolument le parti de la joie et de l’espérance. Il arrive que les dictatures meurent de leurs passions tristes.

Valparaiso, Los Cerros, 1993

[1] Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique Latine, collection Terres Humaines, Plon, 1981.

[2] Serge-Christophe Kolm, La transition socialiste. La politique économique de la gauche, Cerf, 1977.

[3] Cf. sa tribune dans Le Monde du 31 janvier 2022 : « Chili : Le principe de la fiscalité progressive, c’est permettre à une majorité populaire et démocratique de refonder le pacte fiscal ».

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