La malédiction de l’architecte

Dans les années 1980, je passais assez régulièrement, pour des raisons professionnelles, par la grande dalle de la Défense (31 ha !), ventée et minérale, pas du tout convaincu par cet urbanisme d’affaires qui résonnait de fait avec l’époque. Je suis allé quelquefois dans le labyrinthique centre commercial des Quatre Temps, en m’y perdant. Et puis, lorsque j’ai vu s’ériger la Grande Arche (un quasi-cube ajouré de 110 mètres de côté), j’ai trouvé que c’était plutôt une bonne idée pour donner un autre souffle à ce quartier, ainsi rattaché à la perspective de l’axe historique parisien courant du Louvre à l’arc de Triomphe mais aussi ouvert, de l’autre côté, sur la banlieue nanterroise (les portes de Paris qui passent sous le périphérique sont en général fort déprimantes). Et lorsque l’arche fut achevée en 1989, j’ai trouvé en effet que la sublimation était réussie – même si les aléas de tous ordres ont empêché que l’édifice soit pleinement approprié par les Franciliens.

J’avoue qu’à l’époque je n’ai suivi qu’assez distraitement les péripéties politico-administratives compliquant et retardant l’érection de l’arche. J’avais appris le décès précoce, en 1987, de l’architecte concepteur du projet, le Danois Otto Von Spreckelsen, sans en saisir toute la signification. J’ai vu avec d’autant plus d’intérêt le film de Stéphane Demoustier, que j’ai trouvé passionnant. Il fait écho, volontaire ou involontaire, au film « The Brutalist » de Brady Corbet puisqu’il brode sur le même thème, la malédiction pesant sur l’architecte démiurge dépassé et dévoré par son grand œuvre, l’œuvre de sa vie. Otto Von Spreckelsen, qui a gagné le concours initial, est un homme grand et droit, fondamentalement honnête, qui a la raideur de la justice et des églises qu’il a conçues au Danemark, rigide jusqu’à l’excès – ce que lui dira son épouse-assistante, qui s’en lassera lorsqu’elle en subira durement l’impact. Mitterrand est convaincu par la vision que porte l’architecte danois, mais il est suffisamment madré pour savoir que les louvoiements et les adaptations sont inévitables.

Von Spreckelsen est donc mal armé pour composer avec les exigences tortueuses de la vie administrative et politique française, a fortiori pendant la période de cohabitation entre le président Mitterrand et le gouvernement Chirac de 1986 à 1988. Ses commanditaires français lui imposent un adjoint, avec qui les relations seront orageuses, en la personne de Paul Andreu, architecte d’une dizaine d’années son cadet, déjà fort connu pour la construction de l’aéroport de Roissy 1, beaucoup plus pragmatique, et qui, de fait, aura une longévité bien plus grande pour construire des aéroports un peu partout dans le monde… Bref, Otto Von Spreckelsen, animé par une sorte de mystique du cube pur et transparent, peu soucieux des implications de ses choix sur l’intendance et les budgets, s’épuisera dans les péripéties et les rebondissements du projet. Jusque, peut-être, à en mourir (il est important de souligner que, quoique tiré de cette histoire bien réelle et adapté du roman de Laurence Cossé, « La Grande Arche », le film reste du domaine de la fiction). Et il y a ce moment suspendu, où, comme l’architecte du « Brutalist », Otto va à la recherche du marbre idéal, à même d’assurer la perfection lisse de son cube, dans les montagnes de Carrare, là où les parois immaculées sont débitées pour faire matière des rêves des sculpteurs et des architectes, depuis Michel-Ange…

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