Le ressentiment social, passion triste et littéraire: Monte-Cristo, Sorel et nous

L’étudiant dans son garni du Quartier latin (Gavarni, 1839)

Au XIXe siècle, devenir adulte à l’époque de la Restauration est porteur de frustration pour nombre de jeunes gens : les belles espérances émancipatrices de la Révolution sont remisées et l’aventure napoléonienne, au prestige rehaussé par la haine que vouent les ultras restaurateurs à l’usurpateur, n’a plus que le goût amer de la nostalgie pour une épopée défunte. Et afficher cette nostalgie est risqué. La vision romantique de l’histoire s’alimente de cette frustration. L’histoire n’est pas unidirectionnelle comme l’ont voulu les philosophes. Le classicisme, y compris celui des Lumières, rationalise l’histoire sur un mode téléologique, tandis que le romantisme met en avant l’histoire souffrante, ses pathologies et ses mystères, la considère avec insatisfaction et ironie. Pour Arnold Hauser, historien de l’art trop oublié, le romantisme conçoit l’histoire comme « un flux éternel de luttes sans fin », animé par des forces personnifiées. Dans ce texte, je m’appuie sur cet historien hongrois : sa lecture sociale de l’histoire de l’art et de la littérature, sur longue période, fascine par une érudition sans mesure ; elle repose sur un équilibre flexible entre un déterminisme marxiste bien trempé, qui rattache les expressions artistiques aux conditions sociales de leur époque, et une analyse nuancée de leur contenu esthétique[1].

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L’homme révolté, ou la tragédie de l’émancipation (petit hommage post-soixante-huitard à Albert Camus)

Image d’un calendrier soviétique, 1919

Albert Camus, mort jeune il y a soixante ans, n’a pas eu le temps de connaitre mai 1968, ni ses suites et répliques. Comme il est donc vierge des transformations sociétales issues de 1968, la lecture de son essai L’homme révolté n’en prend que plus d’intérêt, d’autant que Camus était de sensibilité libertaire. Ce n’est pas un texte si aisé à lire : la sobriété du style de Camus rend la lecture fluide au premier degré, mais c’est un texte chargé de références, de digressions, de redites, si bien que, pour ma part, je m’y suis repris à plusieurs fois pour être à peu près sûr de bien saisir la pensée de Camus et son intention. La période, aussi, s’éloigne… Cet essai, publié en 1951, ne lui valut à l’époque pas que des éloges[1]. Il suscita la réprobation d’André Breton, de Francis Jeanson, de Jean-Paul Sartre. Breton se laisse emporter : «… qu’est-ce que ce fantôme de révolte : une révolte, dans laquelle on aurait introduit la “mesure‘’ ? La révolte une fois vidée de son contenu passionnel, que voulez-vous qu’il en reste ? La révolte peut être à la fois elle-même et la maîtrise, la domination parfaite d’elle-même ? Allons donc ! »[2]. L’époque, déjà corsetée par la guerre froide, n’était pas aux nuances. Raymond Aron et Paul Ricoeur jettent un regard plus distancié sur la controverse. Ricoeur reconnaît à Camus la force de son interrogation sur la révolte au travers du pouvoir de contestation propre au langage, mais il met en avant le besoin d’entreprendre « une réflexion, urgente en ce temps, sur la dialectique du travail et de la parole », comme ferment de la révolte – ce qui sera bien d’ailleurs au cœur du mai 1968 français et de ses césures. A la différence de Breton, il reconnaît la légitimité de l’interrogation sur la tension entre « le côté subversif, véhément, passionnel, blasphématoire de la révolte » et la mesure comme auto-limitation de la révolte par « l’acte d’adhésion à une dignité commune à tous les hommes »[3]. Lire la suite « L’homme révolté, ou la tragédie de l’émancipation (petit hommage post-soixante-huitard à Albert Camus) »

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