Comment transformer un opéra romantique du milieu du 19e siècle, qui célèbre le héros providentiel et messianique venu d’ailleurs, doté d’une supériorité quasi-divine, pour conduire le peuple au combat avant de renoncer, en une œuvre dénonçant la guerre de conquête, ses désastres humains et les troubles qu’elle engendre dans les esprits ? C’est le tour de force dialectique que réussit Kirill Serebrennikov – metteur en scène russe exilé et opposé à la guerre en Ukraine – dans sa mise en scène, à l’Opéra national de Paris, de « Lohengrin », opéra de Richard Wagner (en septembre et octobre 2023). Dans un parfait respect de la partition et du livret et une tenue magistrale de l’orchestre et des choeurs ! Mais en changeant, par l’adresse dans sa conduite du jeu des acteurs-chanteurs et des relations entre eux, l’angle de vue du spectateur sur cette histoire héritée de la vieille légende médiévale du Chevalier au cygne. Elsa, jeune femme de noble ascendance, traumatisée par la mort au combat de son frère, dont elle est tenue pour responsable, imagine la venue d’un sauveur providentiel, qui arrivera bien en la personne de Lohengrin et s’avérera un va-t-en-guerre versatile, à l’identité interdite, misant sur l’aura mystérieuse qui l’entoure, venu mobiliser les troupes blessées et résignées dans l’hôpital où Elsa est internée. Lorsque Wagner composa cet opéra en 1848, c’était encore un jeune homme adhérant au mouvement des révolutions démocratiques et nationalistes de l’époque, ce qui lui valut quelques ennuis. De l’eau a coulé sous les ponts depuis lors et, pour aller très vite, au cours des quasi-deux siècles qui ont suivi, le nationalisme s’est distancié de la démocratie pour prendre les couleurs revanchardes et impérialistes qu’on lui connait. Kirill Serebrennikov en prend acte et dévoile le sombre envers de la légende.
Le ressentiment social, passion triste et littéraire: Monte-Cristo, Sorel et nous
L’étudiant dans son garni du Quartier latin (Gavarni, 1839)
Au XIXe siècle, devenir adulte à l’époque de la Restauration est porteur de frustration pour nombre de jeunes gens : les belles espérances émancipatrices de la Révolution sont remisées et l’aventure napoléonienne, au prestige rehaussé par la haine que vouent les ultras restaurateurs à l’usurpateur, n’a plus que le goût amer de la nostalgie pour une épopée défunte. Et afficher cette nostalgie est risqué. La vision romantique de l’histoire s’alimente de cette frustration. L’histoire n’est pas unidirectionnelle comme l’ont voulu les philosophes. Le classicisme, y compris celui des Lumières, rationalise l’histoire sur un mode téléologique, tandis que le romantisme met en avant l’histoire souffrante, ses pathologies et ses mystères, la considère avec insatisfaction et ironie. Pour Arnold Hauser, historien de l’art trop oublié, le romantisme conçoit l’histoire comme « un flux éternel de luttes sans fin », animé par des forces personnifiées. Dans ce texte, je m’appuie sur cet historien hongrois : sa lecture sociale de l’histoire de l’art et de la littérature, sur longue période, fascine par une érudition sans mesure ; elle repose sur un équilibre flexible entre un déterminisme marxiste bien trempé, qui rattache les expressions artistiques aux conditions sociales de leur époque, et une analyse nuancée de leur contenu esthétique[1]. (La version pdf de l’article est téléchargeable ici)
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