Une amitié intellectuelle et politique: croisements avec Robert Salais

Les 19 et 20 septembre 2019, se sont tenues à l’Ecole Normale Supérieure de Paris-Saclay deux journées en l’honneur de Robert Salais, fondateur du laboratoire IDHE.S (Institutions et Dynamiques Historiques de l’Economie et de la Société). Je publie ici mon intervention dans la session « Rencontres » de ces journées.

Il y a plus de trente-cinq ans, Robert Salais et moi menions une double vie. Nous étions des économistes-statisticiens professionnellement sérieux à la direction générale de l’INSEE, Robert du côté de la division emploi et moi-même du côté du service de la conjoncture, et nous étions, conjointement, fortement impliqués dans les travaux de la section économique du PCF. Robert était pour moi un aîné apprécié et respecté, nos spécialités étaient complémentaires, et lorsqu’il me proposa, début 1984, de rédiger ensemble un petit ouvrage sur les enjeux de l’emploi, aussi bien du point de vue de la politique économique que des gestions d’entreprise, je m’y engageai très motivé.

Robert apportait son expertise de l’emploi, et aussi son expérience en tant que conseiller auprès du regretté Jack Ralite, qui préfaça l’ouvrage avec son panache habituel. Jack Ralite fut ministre communiste de l’Emploi de mars 1983 à juillet 1984 dans le troisième gouvernement Mauroy et Robert travailla auprès de lui à la recherche pratique de formules de coopération contractuelle entre les acteurs de l’économie. J’apportais un point de vue plus macroéconomique sur la conjoncture et la politique économique. L’ouvrage se voulait une contribution critique et positive aux efforts de la gauche au gouvernement, mais, peu de temps après, les ministres communistes quittèrent le gouvernement et une autre étape s’engagea, non plus la parenthèse supposée de la rigueur, mais la poursuite résolue de la politique de désinflation compétitive, sous l’autorité du nouveau premier ministre Laurent Fabius. Nous étions pris à contrepied par le tournant politique.

FayolleSalais

Nous proposions une réflexion qui faisait référence aux travaux collectifs de la section économique du PCF sur la transformation des gestions d’entreprise et de leurs critères, comme moyen de dépasser les impuissances de la politique économique et du financement public grâce à une meilleure efficacité du capital investi et au développement conjoint de l’emploi qualifié. Jack Ralite exprima notre intention avec son sens de la formule : « J’ai noté leur propos délibéré de quitter l’économie en miettes pour aborder l’économie en son vif, c’est-à-dire en cousinage avec l’entreprise concrète ». Cette intention rencontra à la fois sympathie et scepticisme de la part de plusieurs collègues qui nous ont lus attentivement, je pense à Jean-Michel Charpin, Paul Dubois, Bernard Gazier, Yves Ullmo (auteur d’une recension substantielle dans la Revue économique, Vol.35, n°6, 1984). Si nous avions raison d’aborder le terrain de l’entreprise, il fallait faire mieux et être plus convaincants à cet égard, ce qu’exprimait franchement Bernard Gazier dans une recension de la Revue d’Economie Politique (vol.96, n°1, janvier-février 1986): « Ce qui manque…, c’est un détour plus long par les pratiques de gestion des entreprises ».

Robert et moi poussâmes donc le bouchon un peu plus loin, comme en témoigne un article intitulé « L’approche contractuelle de l’entreprise : contrôle ou responsabilité (en matière de prix et d’emploi) », publié dans un ouvrage collectif (Structures du marché du travail et politiques de l’emploi, Syros Alternatives, 1988), qui reprenait les contributions aux journées d’études organisées en 1985 par l’Agence nationale pour l’emploi, le Commissariat général du Plan et la Délégation à l’emploi. L’article approfondissait l’idée des incitations à développer sur les entreprises, via les relations contractuelles entre elles-mêmes et avec l’administration publique, dans un contexte d’abandon de la politique dirigiste de contrôle des prix telle qu’elle avait été formalisée jusqu’alors par les ordonnances de 1945 permettant à l’Etat d’intervenir sur la fixation des prix. En 1984 et 1985, J’étais allé examiner de près la politique de désinflation au sein de la Direction de la concurrence et de la consommation du ministère des Finances, dans les locaux branlants du quai Branly (là où s’élève maintenant le musée). La lutte contre l’inflation faisait l’objet d’un suivi tatillon au jour le jour, qui mobilisait encore, avant qu’elles ne soient abrogées, ces fameuses ordonnances de 1945. Avec un collègue, Jacques Zachmann, nous avons mobilisé le matériau historique et empirique dont nous disposions sur place pour retracer l’histoire de la politique des prix depuis la Libération et évaluer la rupture que constituait la politique de désinflation, qui entendait rompre avec des comportements ancrés de longue date dans l’économie française. Nous avons examiné sur un ensemble de produits précis la mise en œuvre des « engagements de lutte contre l’inflation » entre 1982 et 1985. Ce travail a été initialement publié comme document de travail du groupement scientifique Institutions, Emploi, Politique Economique qu’avait lancé Robert et qui fut l’embryon de l’IDHES (« Politique et formation des prix industriels, des années 1950 aux années 1980: un essai d’évaluation économique de la politique des prix », n°87-01, 1987).

Robert et moi-même avons néanmoins éprouvé les limites de nos tentatives de l’époque. Je pense que ce fut sans doute, pour Robert, une motivation à s’engager, avec d’autres, dans l’énorme travail théorique et empirique que ponctuent notamment les deux ouvrages L’invention du chômage et Les mondes de production, cette si bien nommée Enquête sur l’identité économique de la France. Nous collaborions moins souvent, car nos trajectoires professionnelles respectives suivaient chacune leur cours, mais j’étais très attentif à ces travaux. J’ai publié une recension de L’invention du chômage, jalon majeur dans l’histoire conjointe des catégories statistiques et institutionnelles, même si le macro-économiste invétéré que j’étais n’y trouvait que partiellement son compte. Les mondes de production proposent une ligne d’analyse du système productif et de son hétérogénéité qui permet de situer l’entreprise dans les relations contractuelles, les conventions du travail et les logiques de profitabilité qui contribuent à modeler son comportement. A certains égards, c’est un travail qui prend le relai des amples études réalisées dans les années 1970 par l’INSEE sur la dynamique du système productif, et délaissées depuis.

Nous avions gardé, l’un et l’autre, notre fibre sociale. Les rapports, aussi nécessaires que sensibles, entre le monde syndical et celui des chercheurs nous ont donc donné l’occasion de nous retrouver au fil des années. Je sais en particulier gré à Robert, lorsque j’étais directeur de l’IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales, au service des organisations syndicales de salariés) et que lui-même était membre de son conseil d’administration comme personnalité scientifique, de m’avoir soutenu sans faille lorsque j’ai dû rappeler à mes interlocuteurs syndicaux quelques principes de bonne gestion. Avec, il est vrai, un succès limité à ce moment, en 2006.

L’Europe, merci à elle, nous a fourni un nouveau terrain d’échange. Comme d’autres, via les institutions où j’ai successivement travaillé, Eurostat, l’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Economiques), l’IRES, le Groupe ALPHA (cabinet en relations sociales), j’ai été embarqué dans une suite de projets européens, d’abord à dominante statistique et macro-économique, puis davantage portés par une logique de recherche-action propre à nourrir l’intervention des acteurs sociaux sur le cours de la construction européenne. J’ai donc apporté ma pierre à la réflexion sur la politique des capacités (ou capabilities, dans la foulée d’Amartya Sen) par une contribution à l’ouvrage collectif Europe and the Politics of Capabilities (Cambridge University Press, 2004) qui reprenait un travail, mené avec Anne Lecuyer, évaluant l’impact des fonds structurels sur le développement comparé des régions européennes.

Et, en 2013, j’ai été fasciné par cette circonstance, si emblématique de l’époque. Deux amis, Robert Salais d’un côté, Philippe Herzog de l’autre, avec qui nous partagions nombre de tentatives intellectuelles et politiques au temps défunt de la section économique du PCF, publient tous deux un ouvrage critique sur la construction européenne : Robert Salais, Le viol d’Europe, Enquête sur la disparition d’une idée, PUF ; Philippe Herzog, Europe, réveille-toi, Le Manuscrit. J’ai publié de ces deux ouvrages une recension croisée sur le site La vie des idées, « L’Europe écartelée entre Etats et marchés », où j’exprime mes accords et mes divergences avec l’un comme avec l’autre. Philippe Herzog et Robert Salais sont de la même génération, partagent une même origine professionnelle (Polytechnique et l’INSEE) et, dans les années 1970-80, une expérience politique commune. Depuis une vingtaine d’années, tous les deux s’investissent dans les enjeux européens, Philippe Herzog plutôt par la politique, Robert Salais plutôt par la recherche. Leurs ouvrages résonnent, dans les deux cas, comme une diatribe passionnée contre les impasses de la construction européenne, prenant parfois une allure à la Thomas Bernhard, celle d’un réquisitoire à l’encontre des institutions, des idées, des personnes jugées responsables de ces impasses. Même la référence au mythe d’Europe est partagée, puisque le titre de l’ouvrage de Robert en capte habilement le sens et que celui de Philippe Herzog affiche sur sa page de couverture le tableau, par Félix Vallotton, d’une Europe qui, se laissant enlever, cède à l’aventure. Mais la différence pointe dans l’usage du mythe. En effet, leur diagnostic n’est pas le même. Pour simplifier outrageusement, le premier coupable des impasses européennes pour Robert, c’est le marché ; pour Philippe Herzog, c’est l’État-nation. Partant de cette différence majeure, la convergence des issues qu’ils envisagent à la crise de la construction européenne ne va évidemment pas de soi. Robert est plus pessimiste, Philippe Herzog plus volontariste : chacun dans son rôle, pourrait-on dire. Le lecteur un peu gramscien prendra les deux, car, de leur lecture croisée ressort l’idée commune que le mode de construction de l’Union européenne qui a prévalu depuis sa gestation est épuisé : il n’est plus à même d’assurer le rapprochement de pays dont la diversité reste suffisamment structurelle pour mettre à bas les schémas de gouvernance qui traitent avec trop de désinvolture cette diversité.

Quelques mots rapides sur l’ouvrage de Robert. Il se livre à une investigation quasi archéologique des origines, exhumant les textes et les discours, les lieux et les moments de leur énoncé, qui, dans l’après-guerre, jetèrent les bases de la Communauté européenne. L’effort d’exégèse est précieux, car il témoigne des tâtonnements qui ont fait de la décennie précédant le traité de Rome autre chose qu’une ligne droite tracée par l’idéal pacifiste. Robert entend déconstruire cette réécriture mythique de la fondation européenne. Il propose une autre ligne de lecture : celle d’un abandon précoce de l’objectif de communauté politique pour donner la priorité à l’intégration par le marché, un projet d’intégration qui mise à la fois sur une version dure du marché  et sur la mise à son service d’une « technocratie extranationale » poursuivant la chimère de « la planification du marché parfait ». Cette chute dans le marché est de l’ordre du péché originel de l’Europe et persiste ensuite, comme un évolutionnisme négatif qui retient, à chaque fois que des choix différents auraient pu être faits, l’option de soumission à l’avancée de « l’ordre marchand mondial libéralisé ».

Je dis précisément dans la recension pourquoi cette reconstruction du fil directeur de l’intégration européenne, comme une sorte de progression souterraine de l’intégration marchande et libérale,  outillée par la technocratie communautaire et finalement assumée par les élites politiques, ne me convainc pas vraiment, car elle lisse trop les étapes et les contradictions du processus européen au profit d’une vision téléologique, trop unilatérale. La lecture même de la documentation exhumée par Robert, riche et contradictoire, m’incite personnellement à une reprise de l’histoire européenne plus attentive aux circonstances, qui conditionnent la formation et la mise en œuvre des idées et des idéaux. Le devenir de l’Union européenne est scandé, sur longue période, par cette interaction des projets et des circonstances. Les archives sont soigneusement analysées par Robert, mais leur mise en rapport avec la temporalité des événements m’apparaît plus sommaire.

Je retiens de l’ouvrage de Robert une idée-force. Il propose de renouer avec une idée émise au congrès de la Haye, en 1948 : imaginer une Europe du travail, qui fonde la mobilité des personnes et des travailleurs sur des garanties statutaires partagées et sur la revalorisation des droits sociaux face aux libertés économiques. Cette piste reste à explorer activement : bien que repoussées à l’arrière-plan par la détresse macroéconomique postérieure à la crise de 2008, diverses initiatives, autour du développement et de la reconnaissance des compétences professionnelles, ont été prises ces dernières années par les institutions européennes et ont suscité l’implication des acteurs sociaux. Investing in People est un mot d’ordre mis en avant par la Confédération Européenne des Syndicats. Cette idée-force prolonge la réflexion sur les capacités (capabilities) et converge aussi avec l’appel de Philippe Herzog à porter les investissements publics de long terme sur le développement humain. Sans se cacher la difficulté de la tâche, bien sûr.

Des divergences évoquées ressort un enjeu qui peut et doit être assumé en commun : les désordres marchands et financiers sont de moins en moins bien maîtrisés par des États et des institutions défaillants ; pour dépasser cette situation, il faut engager une reconstruction des régulations politiques, nationales comme européennes, qui permette une prise d’intérêt et de contrôle de la part des citoyens dans un processus d’intégration européenne qu’ils ont accepté tant que son rendement économique et social était honorable mais dont l’extériorité devient prohibitive lorsque ce rendement s’éteint. Les sociétés civiles, les États nationaux et les institutions européennes sont dans un rapport d’aliénation réciproque qui nourrit les dérives politiques. Le marché n’est sûrement pas une médiation suffisante pour révéler les intérêts communs, mais il n’est pas non plus seulement un lieu de perdition. Il faut surtout, pour que le lien social et politique se rétablisse et prenne allure contractuelle à l’échelle européenne, des acteurs économiques, sociaux et publics suffisamment confiants dans leurs capacités autonomes et ancrés dans la vie concrète de leurs concitoyens. La ligne de réflexion sur les politics of capabilities a un bel avenir. Et pour tous ces apports, très amicalement et sincèrement, merci, Robert !

 

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