De Gellner à Hobsbawm, ou la dissolution ratée du nationalisme dans le libéralisme

[version pdf du billet téléchargeable : Nationalisme_RelireHobsbawm_JFayolle_28octobre2019 ]

Lors d’une session de formation en Amérique Latine, un stagiaire costaricien, professionnel de la banque centrale de son pays, m’avait offert un billet tout neuf – et strictement commémoratif ! – de sa devise nationale : une scène joyeusement colorée, qui évoque commerce et prospérité, une allégorie de la nation épanouie au sein des échanges mondiaux. Et il est vrai que le Costa-Rica, dans un environnement centre-américain pour le moins difficile, est plutôt une nation apaisée. Mais l’ode à la nation n’est pas toujours aussi irénique.

Ernest Gellner a proposé une analyse puissante du nationalisme, non pas comme un phénomène archaïque, mais comme un processus d’homogénéisation interne, autant culturelle que politique, des sociétés de la modernité industrielle. Un précédent billet de ce blog rappelle cette analyse. Cette conception aide à comprendre la persistance ou la résurgence des aspirations nationalistes dans les sociétés contemporaines, ainsi que leur éventuelle dégénérescence en ethno-nationalismes porteurs d’exclusion des groupes et personnes dont l’appartenance à la communauté nationale est rejetée.

Cette approche présente un paradoxe. Se maintenant explicitement à distance d’une approche marxiste en termes de classes, elle laisse dans le flou le rapport entre le nationalisme et le capitalisme, comme modalité historique dominante de la société industrielle. Pourtant, sur la longue période, la progression du capitalisme est au cœur de la dialectique entre le développement de “l’économie-monde”, comme mise en réseau de centres marchands et productifs dispersés, et la transformation de l’organisation socio-économique dans un cadre institutionnel national. Dans la seconde partie du XIXe siècle, la mondialisation concurrentielle de l’époque, qui perturbe les équilibres socio-économiques établis, pousse à la “nationalisation des capitalismes”[1], notamment autour de l’unification nationale du marché du travail et de l’intégration institutionnelle des masses populaires. L’épanouissement des sociétés bourgeoises met à profit le mariage du capitalisme et de la nation, y compris pour rationaliser la mobilisation du travail salarié et encadrer institutionnellement les classes laborieuses autant que dangereuses[2]. Si l’idée et le sentiment de la nation viennent de loin, le capitalisme organise et modernise la nation sous hégémonie bourgeoise[3].

Capitalisme et nation : liaison instable, voire dangereuse ?

L’évolution de la pensée d’Ernest Renan est à cet égard significative. En 1871, Renan, traumatisé par la Commune tout autant que par Sedan, s’exprime ainsi dans La réforme morale et intellectuelle de la France (Calmann-Lévy, 1871, p.23) : « Deux mouvements commencèrent alors [après 1848], qui devaient être la fin non seulement de tout esprit guerrier, mais de tout patriotisme je veux parler de l’éveil extraordinaire des appétits matériels chez les ouvriers et les paysans. Il est clair que le socialisme des ouvriers est l’antipode de l’esprit militaire; c’est presque la négation de la patrie ». Dix ans plus tard, dans sa conférence de 1882 devenue un classique, Qu’est-ce qu’une Nation ?, sa vision de la nation est plus apaisée, son acceptation de la République est passée par là, peut-être aussi la perception de l’intégration socio-économique en cours des masses populaires à la nation : le brassage humain impulsé par l’intégration et l’expansion des marchés nationaux va à l’encontre d’une conception strictement élitaire de la nation.

La nation moderne ne s’est pas constituée indépendamment de sa participation à une économie mondiale dont le capitalisme fonde le dynamisme. L’apprivoisement du capitalisme et de la nation a été réciproque. La période de l’apogée bourgeoise, entre 1848 et 1870, est aussi le temps de la construction des nations. Ce qui permet  à deux historiens de référence, Paul Bairoch et François Furet, de qualifier respectivement par des traits fort distincts le XIXe siècle : « Le XIXe siècle … est aussi le siècle par excellence d’un décloisonnement total du monde »[4] ; « La fierté de l’appartenance nationale pénètre toute la vie intellectuelle et sociale de l’Europe »[5]. Mais cette antinomie a été temporairement résolue, ou du moins contenue, par les capitalismes nationaux du XIXe siècle.

Pourtant, ce couplage du capitalisme et de la nation est de l’ordre de la liaison dangereuse. Le rôle des rivalités économiques nationales dans le déclenchement de la première guerre mondiale reste objet de controverse. La théorie léniniste de l’impérialisme conférait à l’expansionnisme économique des impérialismes rivaux la responsabilité première dans la genèse de la guerre. Des auteurs contemporains (Paul Bairoch et Daniel Cohen, par exemple[6]) s’opposent à ce déterminisme économique, en considérant que l’expansion mondiale de la Belle Epoque atténuait, plutôt qu’elle n’accentuait, les rivalités économiques : la puissance économique des États modernes fournit l’intendance mais non les motifs de la guerre, qui relèvent de la volonté de domination politique. Furet est plus nuancé et suggère que la compétition économique, sans avoir un rôle autonome ni décisif, a nourri l’annexion du sentiment démocratique par le sentiment national, qui est pour lui le facteur fondamental. Le rapport conflictuel entre l’expansion capitaliste mondiale et le jeu des puissances n’a pas été résolu par la poussée démocratique. Le mariage de l’Etat-nation et de la démocratie dans un monde constitué de nations commerçant pacifiquement s’est avéré bien moins tranquille qu’escompté par l’idéalisme libéral.

La suite de l’histoire, après que furent dépassés les désordres de l’entre-deux guerres, porteurs d’une véritable dé-mondialisation économique et financière, et les drames guerriers qui l’encadrent, dément toute fatalité : l’expansion dite des trente glorieuses a mobilisé un ensemble de médiations institutionnelles inscrites dans le cadre national, autour de l’épanouissement des sociétés salariales et des Etats-providence. Ces médiations ont participé à une maîtrise nationale plus affirmée de l’intensité et de l’orientation de la croissance. La domestication fordiste du capitalisme a pris appui sur le cadre national, adossé cependant à des conditions internationales permissives, notamment avec le démarrage puis l’affermissement du processus d’intégration européenne. Avec le mouvement de décolonisation, l’Etat-nation essaime à l’échelle mondiale, sans garantie assurée, cependant, pour les Etats nouvellement indépendants de s’émanciper aisément d’un statut d’économie périphérique et dominée : l’émergence à venir, hors du tiers-monde, sera un processus sélectif. La nouvelle phase de mondialisation, depuis les années 1990, s’est alourdie, après un démarrage “heureux”, d’inégalités, de rivalités, d’instabilités qui en minent aujourd’hui la poursuite : les frustrations et les aspirations nationales sont de nouveau en concurrence[7].

Hobsbawm : le nationalisme, défaillance de la démocratisation libérale

Le capitalisme attise-t-il ou apaise-t-il donc les nationalismes ? La réponse historique n’est certainement univoque. Eric Hobsbawm, historien britannique de culture marxiste disparu en 2012, est parmi ceux qui se sont confrontés le plus explicitement à la question. Il y consacre un livre spécifique[8] et la question est récurrente dans sa magistrale trilogie de la dynamique historique moderne[9]. Son approche est d’autant plus intéressante que Hobsbawm prend au mot l’approche de Gellner, pour qui nations et nationalisme participent de la modernité, et adopte sa définition du nationalisme : « Le nationalisme est essentiellement un principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recoupent » (Nations et nationalisme, désormais noté N&N, p.19). Désigner une communauté comme nation sur la base de critères objectifs sera toujours sujet à difficultés. Il n’empêche qu’aujourd’hui chaque individu est sommé de se rattacher à une nation. « Nous prendrons comme hypothèse de travail que tout groupe suffisamment important en nombre dont les membres se considèrent comme faisant partie d’une même ‘nation’ sera considéré comme tel » (N&N, p.19). L’auto-affirmation de la nation participe de sa définition et, en ce sens, le nationalisme fait la nation.

Dans la foulée des révolutions américaine et française, « l’assimilation nation = Etat = peuple,  et spécialement peuple souverain, liait indubitablement la nation au territoire » (N&N, p.31). L’Etat-nation explicite ses frontières territoriales. Cependant, la Révolution française avance une conception citoyenne de la nation, dotée d’une souveraineté collective qui s’incarne dans l’Etat. Cette conception l’éloigne des critères ethniques, linguistiques ou religieux qui nourriront la rhétorique nationaliste. La pensée révolutionnaire française consacre la nation comme un sujet de droit, qui dispose de la souveraineté et est source des pouvoirs qui s’exercent en son nom. Elle rassemble en un corps unifié les individus libérés de l’ordre d’ancien régime.

Hobsbawm s’attache à reconstruire « une théorie libérale bourgeoise cohérente de la ‘nation’ » (N&N, p.37), face au flou intellectuel du discours libéral du XIXe siècle, pour qui la nation et l’Etat sont des réalités inévitables dont l’économie marchande doit s’accommoder pragmatiquement. Il pose la question de la « fonction spécifique » de l’Etat-nation dans le développement du capitalisme : la nation comme « unité de développement viable » (N&N, p.44) est une étape de l’évolution humaine, qui correspond à une échelle convenable pour l’expression des forces productives et intellectuelles. Ce n’est pas incompatible avec une pluralité des nationalités sur un même territoire, les grands peuples assimilant les petites communautés et le principe des nationalités s’assouplissant avec le temps. Mais cette tolérance restera la réalité de quelques nations particulières, dont l’expérience mise en avant n’est pas universelle : Hobsbawm rappelle dans L’ère des empires que si l’Etat-nation libéral et constitutionnel prétendait constituer un modèle quasi-universel, le nombre des entités traitées comme des Etats souverains resta modeste au XIXe siècle, comparé à la période contemporaine[10].

Cet Etat-nation moderne, légitimé par les révolutions démocratiques dont il est issu, a pris ses distances avec les ethnies originelles, inscrites dans un cadre étroit, fait de cloisonnements géographiques et de liens de parenté, qui dessinaient des entités protonationales. Il porte l’idée d’une nation constitutionnelle de citoyens qui font le choix politique du vivre ensemble, à l’encontre d’une démocratie ethnique : il encourage un patriotisme d’Etat inclusif et la patrie, c’est la nation convaincue d’elle-même. Via l’urbanisation, l’industrialisation, la mobilité géographique, l’approfondissement de la division du travail,  l’économie nationale brasse les populations et leurs affiliations ethniques et religieuses, jusqu’à fabriquer une identité nationale sur un mode monochrome. La nation, création élitiste et intellectuelle, se démocratise en ayant tendance à simplifier et massifier ses références identitaires afin que le peuple adhère au programme national : les gens modestes affirment leur dignité par l’appartenance à la nation, « mélange d’héritage et d’ambition »[11].  Mais Hobsbawm relativise de nouveau la portée de cet alliage réussi : « …La stabilité de cette union entre la démocratie politique et un capitalisme florissant n’était-elle pas qu’une illusion caressée par une époque donnée ? Ce qui frappe lorsque nous nous penchons sur la période 1880-1914, c’est à la fois la précarité et la relative rareté d’une telle alliance. Elle resta limitée à un petit nombre de pays économiquement prospères et d’Etats possédant une longue tradition de régime constitutionnel »[12]. Et la fin du XIXe siècle, c’est aussi l’épanouissement de la société de classe, et donc sa division : le conflit social, inscrit dans l’intrication croissante de l’économie nationale et de l’Etat-nation, se nationalise. Le nationalisme saura capter l’insatisfaction sociale.

Les limites de la démocratie bourgeoise ont facilité la relation confortable du capitalisme libéral avec la nation. « Les systèmes politiques des Etats-nations bénéficiaient naturellement encore de l’absence de cette démocratie électorale qui devait miner la théorie et la pratique libérales de la nation, comme elle devait miner tant d’autres aspects du libéralisme du XIXe siècle » (N&N, p.61). La démocratisation va faciliter l’expression du sentiment nationaliste. Ce qui sera raté, lorsque ce sentiment ira jusqu’à l’exacerbation guerrière, c’est la dissolution du nationalisme dans la nation bourgeoise. Le nationalisme du peuple, qui s’esquisse avec la démocratisation de la société, peut réactiver ce que Hobsbawm appelle le protonationalisme populaire, qui aspire à une homogénéité ethno-linguistique. Quitte à ce que les élites cultivées préfigurent ou relaient cette aspiration, en ouvrant la voie de l’unification et de la modernisation linguistiques. La langue unificatrice peut être au départ minoritaire mais finit par s’imposer comme un élément central, facteur de cohésion des élites. Et sa modernisation écrite et fixée finit par s’imposer comme un trait commun au peuple éduqué dans le nouveau cadre national. Comme le dit un autre auteur, « c’est, peut-être, à cet instant précis de la fusion charismatique et militante de l’intelligentsia et des populations incultes dans une action où le mythe peut jouer que naît véritablement la nation »[13]. Les mouvements nationaux mobilisent prioritairement les élites cultivées et, selon les contextes, ils peuvent ou non devenir des phénomènes de masse[14].

Le nationalisme transfigure à sa façon ces processus historiques contradictoires pour renforcer la continuité vécue entre le protonationalisme ethnique et le nationalisme moderne, comme si la nation avait toujours été là ou du moins préexistante. Dès lors, la référence protonationaliste plus ou moins mythifiée peut servir de carburant au nationalisme, même si elle n’en est pas l’origine réelle. Si l’Etat devient lui-même acteur du projet nationaliste, tous les protonationalismes n’ont cependant pas la capacité à devenir nationalisme accompli, ainsi porté par l’Etat : il n’y a pas de déterminisme absolu dans le passage au nationalisme étatique. L’identification de l’Etat moderne avec une nation précise peut s’avérer exclusive des nationalités qui ne s’y reconnaissent pas. Lorsque les Etats se mettent à faire des recensements, au milieu du XIXe siècle, un point délicat concerne les questions sur la langue parlée comme « indicateur de la nationalité » (N&N, p.127).  Au risque d’impulser le développement du nationalisme linguistique : « Les exigences techniques de l’Etat administratif moderne encouragèrent à nouveau l’apparition du nationalisme » (N&N, p.129).

Transformations et résilience du nationalisme

Le nationalisme se transforme, sur la période 1870-1914. Autant de nations aspirent à faire Etat qu’il y a de communautés linguistiques et culturelles, mythifiant plus ou moins leur passé, notamment à l’initiative des élites, et parfois jusqu’à essentialiser les distinctions entre races ou ethnies: « Nationalisme linguistique et nationalisme ethnique se renforçaient donc l’un l’autre » (N&N, p. 140). La démocratisation de la politique, sous l’égide de partis organisés à l’échelle nationale, et la capacité de mobilisation de leurs citoyens par les Etats modernes alimentent ce mouvement. La politique de la langue en est un élément important. Une petite bourgeoisie, des fonctionnaires moyens poussent à la roue. Des langues vernaculaires s’imposent comme langues nationales lorsqu’elles deviennent supports de la mobilité géographique et sociale tout en garantissant la pureté nationale. Les couches moyennes de l’époque inventent un nationalisme protecteur contre les menaces prolétariennes et étrangères. La classe des couches moyennes, c’est cette patrie protectrice ! Et, par diffusion, un nationalisme de masse se diffuse, jusqu’à contaminer les partis socialistes. A l’encontre du patriotisme citoyen et inclusif, ce nationalisme tend à cultiver l’exclusion de ceux dont la loyauté est mise en doute. La conscience sociale devient recouverte par la conscience nationale. « La ‘nation’ devint la nouvelle religion laïque des Etats »[15].

Ce recouvrement de la conscience sociale par la conscience nationale culmine dans la première guerre mondiale. Mais les implications douloureuses de cette dernière, accrues de la crise des années trente, forcent à choisir son camp, entre la révolution sociale ou la fascisation du nationalisme. Le durcissement de la conscience de classe ébranle le rassemblement national. Le rapport reste donc historiquement contingent entre mouvement national et mouvement social. La conscience de classe va néanmoins s’affirmer dans un cadre national : « …il est plus vraisemblable alors que la radicalisation des classes ouvrières dans l’Europe du premier après-guerre puisse avoir renforcé leur potentiel de conscience nationale » (N&N, p.186). La gauche, spécialement les partis communistes, évoluera vers un patriotisme de classe, qui se veut anti-bourgeois. Le sentiment national devient un lieu de combat, jusqu’à déboucher sur un nationalisme antifasciste.

Pour Hobsbawm, le nationalisme est à son apogée entre 1918 et 1950 : face à la démondialisation de l’entre-deux guerres, l’économie nationale devient refuge. La chute des empires ne suffit pas à faire coïncider nationalités ethniquement et linguistiquement homogènes avec le découpage des frontières : nombre de nouveaux Etats sont plurinationaux, ce qui engendre la frustration des nationalités qui se jugent brimées. « Tel était, et reste, la reductio ab absurdum meurtrière du nationalisme dans sa version territoriale, bien que cela n’ait pas été démontré avant les années 1940 » (N&N, p.172). « Ce qui domina le nationalisme de l’entre-deux guerres en Europe fut donc le nationalisme des Etats-nations établis et celui de leurs zones d’irrédentisme » (N&N, p. 184). Un processus de dissémination et de fractalisation du nationalisme, quasi-mimétique, se répand : le nationalisme devient séparatiste plutôt qu’unificateur. Et les petits nationalismes peuvent ne pas être les moins exclusifs. Les mouvements de libération vont aussi prendre couleur nationale.

Le nationalisme s’est donc distendu entre fascisme et progressisme de gauche au XXe siècle. Et il s’exporte dans les mouvements de libération anti-coloniaux : on pourrait parler d’un internationalisme nationaliste ! L’aspiration nationale devient virale. Sans éviter la confusion de séparatismes nationalistes prenant un langage d’extrême-gauche pour cultiver une génétique d’extrême-droite. L’ethnisation des nationalismes s’acclimate aisément avec des systèmes de pouvoir claniques, au-delà de leurs velléités ou tentatives révolutionnaires. L’URSS avait institué et formalisé des nations dans le cadre de « territoires ethno-linguistiques » et préparé ainsi le terrain aux nationalismes post-soviétiques. Les régimes communistes avaient contenu les nationalismes pendant quelques décennies : cette réussite apparente et temporaire fut largement démentie par la suite. Hobsbawm reconnait la résurgence des nationalismes post-communistes : la nation est vécue comme refuge face à l’échec de la société.

Qu’en est-il à la fin du XXe siècle ? Hobsbawm diagnostique, lorsqu’il écrit, une perte de force motrice du nationalisme : «… le nationalisme, bien qu’inévitable, n’est plus la force historique qu’il était entre la Révolution française et la fin du colonialisme impérialiste après la Seconde guerre mondiale » (N&N, p.216). Le nationalisme ethnique qui « tente de recréer le modèle mazzinien originel de l’Etat-nation territorial, homogène sur le plan ethnique et linguistique (“A chaque nation un Etat – un seul Etat pour toute la nation”) » (N&N, p.217) est irréaliste : en effet, « la ‘nation’ aujourd’hui est visiblement en train de perdre une part importante de ses anciennes fonctions, en particulier celle de constituer une économie nationale’ limitée par le territoire qui formait un bloc de construction dans ‘l’économie mondiale’ plus large, du moins dans les régions plus développées du globe » (N&N, p.230). « En dépit de sa visibilité manifeste, le nationalisme est historiquement moins important. Il n’est plus, en quelque sorte, un programme politique global » (N&N, p.242) comme il le fut au XIXe siècle et au début du XXe. C’était alors le temps de la formation des nations, lorsqu’il fallait par exemple « transformer les paysans en français » [16]. Et Hobsbawm prend l’exemple des catalans pour envisager le tranquille apaisement des nationalistes, satisfaits de la reconnaissance tranquille de leur identité culturelle…

Hobsbawm semblait donc attendre, lorsqu’il écrivait ces lignes, au début des années 1990, une sorte de “fin de l’histoire du nationalisme”. Mais l’affaiblissement des Etats-nations qu’il percevait explicitement, écartelés entre tendances supra-nationales et aspirations infra-nationales, a sans doute été l’un des ferments du réveil des passions nationalistes, beaucoup plus qu’il ne le pensait. Et la dangerosité de ce réveil nationaliste peut au demeurant être excitée par son éventuelle impuissance à renverser le cours des choses. Pour penser cette résilience inattendue du nationalisme, relire Hobsbawm est plus qu’utile mais ne suffit pas.

 

[1] Pour reprendre une expression utilisée dans un article bien antérieur : Jacky Fayolle, « D’une mondialisation à l’autre », Revue de l’OFCE, n°69, avril 1999.

[2] Louis Chevalier, Classes laborieuses et Classes dangereuses, Librairie Générale Française, 1978.

[3] Maxime Rodinson, historien d’inspiration marxiste, développe cette approche dans l’article « Nation et idéologie » de l’Encyclopedia Universalis, Edition 1999 : « Lorsque la croissance de marchés nationaux intégrés dans le cadre d’Etats ethnico-nationaux a créé une unité plus forte, l’idéologie ethnico-nationale est devenue une force puissante. La bourgeoisie, qui participait tout particulièrement à cette intégration, en est devenue, souvent concurrencée par la dynastie régnante, le plus ardent défenseur… la bourgeoisie créa la nation-Etat », en combattant l’ordre aristocratique et religieux et en requérant l’allégeance des classes inférieures dans le cadre de la souveraineté du peuple.

[4] Paul Bairoch, 1997, Victoires et déboires, Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, folio histoire, Gallimard, tome II, p. 211.

[5] François Furet, Le passé d’une illusion : essai sur l’idée communiste au 20e  siècle, Laffont / Calmann-Levy, 1995, p.44.

[6] Paul Bairoch, Economies and world history – Myths and Paradoxes, Harvester Wheatsheaf, 1993; Daniel Cohen, Les infortunes de la prospérité, Julliard, 1994.

[7] Dominique Moïsi analyse avec acuité cette concurrence dans son ouvrage La géopolitique des émotions (Flammarion, 2010).

[8] Eric J. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, programme, mythe, réalité, nrf, Gallimard, 1992.

[9] Eric J. Hobsbawm, L’ère du capital, Fayard, Collection Pluriel, 1978 ; L’ère des empires, Fayard, Collection Pluriel, 1987 ; L’âge des extrêmes, histoire du Court XXe siècle, Editions Complexe, 1999.

[10] L’ère des empires, op.cit., pp. 36-37.

[11] Pour reprendre une expression de Georges Burdeau dans l’article « Nation » de l’Encyclopedia Universalis, édition 1999.

[12] L’ère des empires, op.cit., p.149.

[13] Emile Sicard, article « La construction nationale » ,Encyclopedia Universalis, Edition 1999.

[14] L’ouvrage de Timothy Snyder, La Reconstruction des nations, Pologne, Ukraine, Lituanie, Belarus, 1569-1999, nrf, Gallimard, 2017, est démonstratif de cette dynamique dans le cas des nationalismes est-européens étudiés par l’auteur.

[15] L’ère des empires, op.cit., p.196.

[16] Hobsbawm reprend ici le titre d’un ouvrage d’Eugen Weber, Peasants Into Frenchmen : The Modernization of Rural France, 1870-1914, Stanford, 1976.

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