Übergang

Il y a une dizaine d’années, j’avais visité à Berlin deux expositions photographiques jumelles : « Die geschlossene Gesellschaft » (« La société fermée »), une rétrospective de la photographie est-allemande, d’avant la réunification, qui rendait compte des postures, des us et coutumes, des échappatoires aussi des citoyens de la ci-devant RDA ; « Übergänge » (« Traversées »), un remarquable travail de la photographe Angelika Kampfer qui, à des années d’intervalle, avant et après la réunification, a photographié à trois reprises les mêmes personnes ou familles d’Allemagne de l’Est, laissant le visiteur s’interroger sur ce qui, dans leurs changements apparents, relève du banal vieillissement ou de la transplantation soudaine dans une réalité sociale qui n’était plus celle dans laquelle elles avaient vécu durant des décennies.

Car les Allemands de l’est, les « Ossis », ont vécu cette expérience rare : basculer en si peu de temps, après que les plus protestataires et résolus d’entre eux, qui savaient ce que liberté veut dire, aient fait chuter le mur, dans une réalité sociale, économique et politique qu’ils ne connaissaient souvent qu’au travers des filtres informationnels imposés par le régime de la RDA et dont ils durent faire l’apprentissage accéléré. Dans la pluralité des trajectoires individuelles et familiales, l’émancipation et le traumatisme ont été diversement distribués. Le cinéma et la littérature s’en sont souvent emparés.

Alors que la génération née au voisinage de la réunification arrive à maturité, l’écrivain allemand Bernhard Schlink reprend ce thème, en s’interrogeant sur la fragilité de la transmission entre générations. Au milieu des années 2010, Kaspar, libraire de profession et encore jeune septuagénaire, qui vit à Berlin depuis longtemps et auparavant à Berlin-Ouest, vient de perdre son épouse Birgit – une mort quelque part entre l’accident et le suicide. Cinquante ans auparavant, Kaspar avait organisé, par amour, la fuite à l’ouest de Birgit, née en RDA et jusque-là jeune pionnière plutôt convaincue, quoique ouverte au monde, du socialisme est-allemand. Cet acte d’amour réciproque recelait sa part de silence : après le décès de Birgit, Kaspar lit enfin les esquisses du roman autobiographique qu’elle avait la velléité de publier – ces esquisses sont une part entière du livre de Bernhard Schlink. Il y découvre que, peu avant sa fuite à l’ouest, au milieu des années 1960, Birgit avait accouché d’une petite fille, abandonnée, par l’intermédiaire d’une amie, aux bons soins d’autrui. D’abord désarçonné, Kaspar se met à la recherche de cette fille, Svenja, désormais quinquagénaire, dans un périple qui le fait aller de bourgade en bourgade le long, très symboliquement, de l’Oder. Il finira par la trouver, au sein d’une communauté « völkisch », en couple avec un homme autoritaire et inquiétant et elle-même mère d’une adolescente de quatorze ans, Sigrun.

« Völkisch » ? Un terme étonnamment syncrétique : les communautés völkisch, réapparues ici et là dans la foulée de l’effondrement de la RDA pratiquent un nationalisme traditionnaliste et identitaire, attaché à la terre, mâtiné de références nazies, négationnistes et complotistes, flirtant avec la violence ouverte. Kaspar, homme modéré et pondéré, qui connait son histoire allemande, se heurte à cette réalité traumatisante et va l’affronter en tâtonnant, en se demandant à chaque pas comment la contourner sans se renier. Il apprend sur ce qu’a été la vie de Svenja, rejetée par sa famille adoptive autant qu’elle la rejette, une vie qui est une suite d’épreuves à l’image de l’effondrement matériel et moral de la RDA. Surtout Kaspar noue une relation affectueuse avec Sigrun, pourtant contaminée par les tropismes familiaux mais secrètement rebelle, qui le considère comme son grand-père. Il réussit à faire de l’accès à la musique et au piano un puissant, quoique réversible, outil d’émancipation pour Sigrun. Mais comment faire face à une adolescente qui vous assène, fière d’elle-même et soi-disant preuves à l’appui, que le journal d’Anne Frank est un faux ? C’est l’histoire de cette « traversée », au bord du drame, que Bernhard Schlink retrace, avec un style d’une extrême délicatesse, bien servi par la traduction de Bernard Lortholary, pour restituer l’intime complexité de ses personnages et de leurs sentiments.

L’irréfragable devoir de mémoire

« La conférence », voilà un film courageux parce que risqué (une prise de risque cinématographique, j’entends): porter au cinéma le huis-clos de la conférence dite de Wannsee, du nom du charmant lac romantique qui jouxte Berlin, est un défi relevé, avec une sobre réussite, par le cinéaste allemand Matti Geschonneck. Cette conférence, en fait une réunion matinale, rassembla le 20 janvier 1942, dans une villa des bords du Wannsee, une quinzaine de hauts dignitaires nazis, militaires et civils, pour acter et organiser « la solution finale de la question juive », c’est-à-dire l’extermination programmée de l’ensemble de la population juive de l’Europe, alors estimée à 11 millions de personnes (le nombre de personnes juives exterminéees pendant la guerre est finalement estimé à 6 millions, soit plus de 50%). Après usage terminal de la force de travail encore mobilisable dans cette population. Il existe de cette réunion un procès-verbal synthétique rédigé par Adolf Eichmann, qui en fut l’idéal secrétaire de séance et ce procès-verbal, elliptique bien sûr, sert de script au film, qui reste une œuvre de fiction pour proposer une reconstitution – crédible – de ce qu’ont été le déroulement et l’ambiance de cette conférence. Reinhard Heydrich, chef de l’office central de sûreté du Reich, préside la réunion et est là pour faire avaliser des objectifs prédéterminés. La Shoah par balles s’est déjà mise en oeuvre, notamment dans les pays baltes et en Ukraine, et il s’agit de généraliser cet amorçage par des méthodes plus efficaces, appropriées à l’extermination de masse et économes des forces physiques et mentales des exécutants. Heydrich dépasse, une à une, non pas les oppositions – tous les participants sont des nazis convaincus – mais les objections qui se font jour : comment gérer le défi logistique du déplacement et de la concentration de millions de juifs a l’Est de l’Europe, puisque c’est la terre majeure, déjà expérimentée, d’implantation des camps de concentration ; comment faire accepter aux autorités allemandes sur le territoire polonais occupé, qui ont déjà beaucoup de juifs locaux à « traiter », l’arrivée de juifs originaires des autres pays d’Europe ; comment trier, dans la population juive d’Allemagne, entre les juifs stricto sensu, les « demi-juifs », les « quarts de juifs », compte tenu des unions mixtes, sans déstabiliser des familles acquises au Reich et en respectant, ou en adaptant, les « lois juives » concoctées par les juristes du Reich. Heydrich avance imperturbablement, négocie les obstacles au cas par cas, impose la centralisation de la politique d’extermination face aux rivalités administratives et entend faire de la guerre le camouflage parfait pour y fondre cette politique. A la fin de la conférence, l’affaire est définitivement actée, nous en connaissons la suite et Eichmann, secondé par son assistante – la seule femme de la réunion – rédige son PV elliptique pour que tous les participants gardent bien à l’esprit les décisions dont ils partagent désormais la responsabilité – un génocide programmé, technocratiquement organisé et juridiquement cautionné.

C’est bien qu’un cinéaste allemand ait eu l’audace de faire ce film, sobre, sans effets de manche, sans autre bande-son que les dialogues fonctionnels et cyniques de cette assemblée d’assassins, bien propres sur eux et épris « d’hygiène raciale » : le devoir de mémoire ne passe pas avec le temps.

Un roman yiddish d’aujourd’hui

Voilà un réjouissant roman yiddish traduit de l’hébreu… (par Jérémie Allouche). L’auteur, Yaniv Iczkovits, nous transporte dans la « zone de résidence », celle où, dans l’empire russe du 19e siècle qui avait conquis ces terres au détriment de la défunte République des Deux Nations (Pologne et Lituanie), la population juive était autorisée à résider. Fanny vit dans un village de Polésie (aujourd’hui en Biélorussie) en bon voisinage avec ses voisins goy tandis que sa sœur habite un shtetl proche. Cette sœur est désespérée par le départ inopiné de son mari, abandonnant sa famille pour aller tenter une carrière de prophète de rue à Minsk, situé près de 300 kilomètres au nord-est. Ni une, ni deux : Fanny, femme énergique et opiniâtre, d’esprit indépendant, quitte nuitamment sa propre famille pour partir à la recherche de ce mari désinvolte, accompagnée et aidée par un complice taiseux, au passé mystérieux. Cette expédition en charrette attelée, sur des routes mal fréquentées et dans des contrées hostiles, deviendra bien vite une équipée périlleuse et sauvage, dont les péripéties feront s’adjoindre au duo des compagnons pittoresques. Fanny a des ressources, elle a hérité de son père l’art de l’abattage rituel… Mais ce qui était une entreprise d’ordre familial devient perçu par l’Okhrana, la police secrète tsariste, toujours aux aguets, comme la manifestation d’un complot insurrectionnel, d’inspiration zyd (juive) bien sûr. La course-poursuite s’engage, féconde en péripéties et retournements. Yaniv Iczkovits déroule l’aventure avec la verve qui caractérisait l’écrivain de langue yiddish Cholem Aleikhem et plante avec profondeur des personnages qui réservent des surprises, lorsqu’ils cherchent à s’écarter ou à s’émanciper d’atavismes personnels hérités de traditions familiales et sociales. Même l’antisémitisme endémique qui hante ces régions n’est pas fatal. Ce roman est une ode à la liberté intime en un temps d’oppression. L’humour est grinçant, comme il se doit: « Qu’y avait-il de plus drôle qu’un homme tombant plus bas que terre ? Vous étiez presque contraint d’en rire, pour éviter de vous imaginer à sa place ».

C’était avant la Shoah et c’est aussi la géographie précieuse d’un monde disparu, une archéologie imaginée.

Que faire de la Russie ? Deux points de vue ukrainiens

Comment parler froidement et lucidement de votre ennemi lorsqu’il vous écrase sous les bombes et les violences en tous genres, qu’il viole vos intimités et s’approprie vos enfants ? Ce n’est pas un exercice humainement facile. Le 24 février 2023, date anniversaire de l’invasion russe, dans le cadre  du cycle de conférences « Ukraine : identités et exils », dont la vocation est de donner la parole à des intellectuels ukrainiens, une conférence intitulée « Qu’est-ce que la liberté politique ? » s’est tenue dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, avec la double contribution de Vakhtang Kebuladze, professeur dans le département de philosophie de l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kyiv, et Oleksandra Matviitchuk, avocate et militante des droits de l’homme et des réformes démocratiques. Oleksandra Matviitchuk dirige le Centre pour les libertés civiles, ONG ukrainienne qui a reçu le prix Nobel de la paix 2022 conjointement avec l’association russe Mémorial et l’opposant biélorusse Alès Bialiatski. Je ne présente pas un résumé complet de la conférence mais, via une sélection forcément subjective, une brève suite de réflexions des deux conférenciers qui se sont concentrés sur une question clef : comment, en tant qu’Ukrainien, se représenter l’histoire russe et quelles implications en tirer ? [version pdf de l’article téléchargeable ici]

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L’Ukraine, nation d’Europe

L’histoire de l’Europe centrale et orientale est mal connue par les Européens de l’ouest que nous sommes : ce n’est pas un sujet prioritaire de l’enseignement scolaire, alors que nous sommes voisins. La connaissance commune ne va souvent guère au-delà de la référence à quelques évènements marquants du siècle dernier, entre révolution russe de 1917 et chute du mur de Berlin en 1990. Cette méconnaissance n’aide pas à la compréhension des mouvements qui agitent cette région, où l’histoire des nations diffère sensiblement de la constitution des Etats-nations ouest-européens. C’est un obstacle cognitif qui facilite la perméabilité à des récits raccourcis ou distordus de cette histoire. Beaucoup de citoyens ouest-européens découvrent d’une certaine façon l’Ukraine à l’occasion de cette guerre. L’Ukraine, cette appellation apparue à la fin du 12e siècle à partir d’un terme slave désignant la frontière, la marche, le bord… (la version pdf du texte est téléchargeable ici)

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Le désarroi européen, affaire romanesque

David Černý, Entropa, Bâtiment Justus Lipsius, Conseil de l’Union européenne, Bruxelles, 2009

 

La crise que vit l’Union européenne, depuis une dizaine d’années, et ses épisodes successifs, lourds de suspense et de surprises, livrent un matériau d’histoires à raconter ; le désarroi des européens, leurs doutes, leurs colères, leurs divisions mais leurs espoirs aussi, nourrissent des émotions à représenter. Au théâtre : « I am Europe », performance chorégraphique et théâtrale montée par  le metteur en scène allemand Falk Richter (en janvier 2019 au Théâtre National de Strasbourg puis en septembre aux Ateliers Berthier de l’Odéon) exprime les angoisses existentielles d’une génération de jeunes européens, qui baignent naturellement dans l’Europe, si évidente et si défaillante en même temps, et qui témoignent de sa diversité, sans trouver pourtant leurs marques dans ce qu’elle devient, avec les laides prémices d’une désagrégation identitaire.  Au cinéma : le film de Costa-Gavras, « Adults in the room », livre un regard concentré sur les tribulations de Yanis Varoufakis, premier ministre des finances du gouvernement grec d’Alexis Tsipras, lorsqu’il doit négocier avec ses collègues européens, notamment au sein de l’Eurogroupe, confidentielle instance clé, l’exécution du mémorandum convenu entre le gouvernement antérieur et les institutions de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international). Bien ficelé et rondement mené, le récit de ce premier semestre 2015, jusqu’à la démission de Varoufakis, colle de près à celui qu’en fait ce dernier, après avoir enregistré certaines conversations à huis-clos de l’Eurogroupe (Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, Les Liens qui libèrent, 2017). Le parti pris du film fait du regard de Varoufakis celui de la caméra : c’est son intérêt, en livrant une vision sans fard de la cruauté des conditions imposées à la Grèce et de la violence institutionnalisée des méthodes, mais aussi sa limite, en minorant celui d’autres acteurs, à commencer par Alexis Tsipras, bien timoré et hésitant dans le film, comparativement à son don-quichottesque ministre des finances[1].

Mais je me concentre ici sur trois romans récents, qui prennent leur inspiration dans l’histoire européenne et ses convulsions d’hier et d’aujourd’hui. Lire la suite « Le désarroi européen, affaire romanesque »

Une amitié intellectuelle et politique: croisements avec Robert Salais

Les 19 et 20 septembre 2019, se sont tenues à l’Ecole Normale Supérieure de Paris-Saclay deux journées en l’honneur de Robert Salais, fondateur du laboratoire IDHE.S (Institutions et Dynamiques Historiques de l’Economie et de la Société). Je publie ici mon intervention dans la session « Rencontres » de ces journées. Lire la suite « Une amitié intellectuelle et politique: croisements avec Robert Salais »

Passion d’Europe: entretien avec Philippe Herzog

Philippe Herzog, avec qui j’entretiens un compagnonnage intellectuel et politique de longue période, a publié en octobre 2018 « D’une révolution à l’autre ».

C’est un livre de mémoire et d’espoir, d’expériences et d’engagements. Polytechnicien passé à l’économie, Philippe Herzog fut un acteur de la planification française avant de devenir professeur d’Université. Il s’engage au Parti Communiste Français, dont il devient un dirigeant dans les années 1970, en charge de l’animation de sa section économique. Cet engagement affirme sa dimension européenne lorsqu’il est désigné tête de liste du PCF pour les élections au parlement européen en 1989. J’ai participé à cette liste, en position non éligible, mais pleinement impliqué dans la campagne conduite par Philippe dans un esprit pro-européen à la fois critique et constructif. Philippe Herzog va ainsi inaugurer une séquence de trois mandats de député européen, jusqu’en 2004, alors même qu’il quitte le PCF en 1996. Il s’appuie sur l’association Confrontations Europe, qu’il lance au début des années 1990, pour nourrir son activité au Parlement européen et ses interventions sur les enjeux de la construction européenne, puis devient conseiller spécial auprès de Michel Barnier à la Commission européenne de 2009 à 2014. Cet engagement européen persévérant se poursuit sans relâche jusqu’à aujourd’hui, stimulé par les contradictions et les crises qu’affronte l’Union européenne.

Dans la foulée d’une lecture attentive de son livre, j’ai conduit un entretien avec Philippe Herzog pour le compte du webzine Variances des anciens élèves de l’ENSAE (Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique), qui en publie des extraits. L’intégralité de l’entretien peut être trouvée sur le site du club Europe 21 qu’anime Philippe ou téléchargeable ici : Entretien_J.Fayolle_P.Herzog_Variances_Avril2019

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