Le désarroi européen, affaire romanesque

David Černý, Entropa, Bâtiment Justus Lipsius, Conseil de l’Union européenne, Bruxelles, 2009

 

La crise que vit l’Union européenne, depuis une dizaine d’années, et ses épisodes successifs, lourds de suspense et de surprises, livrent un matériau d’histoires à raconter ; le désarroi des européens, leurs doutes, leurs colères, leurs divisions mais leurs espoirs aussi, nourrissent des émotions à représenter. Au théâtre : « I am Europe », performance chorégraphique et théâtrale montée par  le metteur en scène allemand Falk Richter (en janvier 2019 au Théâtre National de Strasbourg puis en septembre aux Ateliers Berthier de l’Odéon) exprime les angoisses existentielles d’une génération de jeunes européens, qui baignent naturellement dans l’Europe, si évidente et si défaillante en même temps, et qui témoignent de sa diversité, sans trouver pourtant leurs marques dans ce qu’elle devient, avec les laides prémices d’une désagrégation identitaire.  Au cinéma : le film de Costa-Gavras, « Adults in the room », livre un regard concentré sur les tribulations de Yanis Varoufakis, premier ministre des finances du gouvernement grec d’Alexis Tsipras, lorsqu’il doit négocier avec ses collègues européens, notamment au sein de l’Eurogroupe, confidentielle instance clé, l’exécution du mémorandum convenu entre le gouvernement antérieur et les institutions de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international). Bien ficelé et rondement mené, le récit de ce premier semestre 2015, jusqu’à la démission de Varoufakis, colle de près à celui qu’en fait ce dernier, après avoir enregistré certaines conversations à huis-clos de l’Eurogroupe (Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, Les Liens qui libèrent, 2017). Le parti pris du film fait du regard de Varoufakis celui de la caméra : c’est son intérêt, en livrant une vision sans fard de la cruauté des conditions imposées à la Grèce et de la violence institutionnalisée des méthodes, mais aussi sa limite, en minorant celui d’autres acteurs, à commencer par Alexis Tsipras, bien timoré et hésitant dans le film, comparativement à son don-quichottesque ministre des finances[1].

Mais je me concentre ici sur trois romans récents, qui prennent leur inspiration dans l’histoire européenne et ses convulsions d’hier et d’aujourd’hui.

L’engagement européen, affaire de mémoire

Dans « La Capitale » (Verdier, 2019), Robert Ménasse, romancier autrichien pétri de culture européenne et inquiet de la menace nationaliste (voir son interview dans Le Monde, 15 mars 2019), déroule une étrange intrigue d’espionnage au sein d’un monde bruxellois qui oscille entre calculs de boutique, nostalgie des élans fondateurs et tentations complotistes.  L’auteur, qui s’y est immergé un temps, se livre à l’observation quasi-sociologique de la bureaucratie communautaire, de son fonctionnement et de son atmosphère, de ses méandres et de ses manies. Le cœur du roman est la mise en scène vivante des rapports humains et professionnels entre quelques fonctionnaires de la Commission. Ce n’est pas ennuyeux, bien au contraire !

Bien sûr, la nationalité de Robert Menasse lui a valu la référence au roman de Robert Musil, « L’homme sans qualités », qui décrit l’enlisement de la « Kakanie », appellation satirique de l’empire des Habsbourg (qui était à la fois Kaiserlich et Königlich, impérial et royal), dans les méandres des subtilités bureaucratiques et politiciennes, alors que les nationalismes affirment leur force.  La légèreté satirique de Robert Ménasse a bien quelque chose du style de Musil, mais elle ne cède pas à la caricature. Le roman dresse avec une certaine distance, mais non sans tendresse, les silhouettes de fonctionnaires communautaires, femmes et hommes, qui mêlent à des degrés divers l’engagement européen, le loyalisme institutionnel, la compétence professionnelle, l’ambition de carrière, la dextérité manœuvrière. A bien des égards, le tableau pourrait être aussi celui d’une bureaucratie nationale… Sauf que, la Commission étant, par le produit de l’histoire européenne, cette étrange instance politico-administrative garante de l’intérêt communautaire, son fonctionnement rappelle encore mieux la moquerie que Karl Marx adressait à la rationalisation hégélienne de l’Etat, pour laquelle la substance de ce dernier est « l’Esprit qui se sait et se veut » (Critique du droit politique hégélien, Editions Sociales, 1975, p.50). L’engagement européen et le loyalisme institutionnel ont tendance à se confondre, au risque d’engendrer l’autarcie intellectuelle et la tentation de considérer les Etats nationaux comme de simples empêcheurs de tourner en rond autour du pentagone bruxellois.

Un vieil homme, survivant d’Auschwitz dont la vie s’efface, est mobilisé pour un jubilé commémoratif de la création de la Commission européenne, dont la légitimité renvoie au serment pacifique et humaniste qui prit naissance dans l’après-guerre. Le projet semble validé au plus haut niveau de la Commission, mais le chef de cabinet du président envoie sans mot dire le projet au casse-pipe devant les Etats nationaux, dont certains voient rouge à l’évocation de cette idée. Sans lien apparent, un professeur en fin de parcours académique (autrichien aussi !), porteur d’une tradition humaniste quelque peu surannée, s’exprime sans fard devant les experts d’un think-tank bruxellois qui l’a invité. Il propose, sur un mode provocateur, de construire une nouvelle capitale de l’Europe à Auschwitz, afin de sceller le destin post-national du continent et l’ancrer dans le souvenir indélébile du drame passé. Il signe ainsi sa marginalisation définitive.

L’évanescence de la mémoire collective traverse le roman, comme une mauvaise brume, qui favorise les déviances potentiellement meurtrières. L’éloignement des circonstances qui ont donné naissance à l’Union européenne et le renouvellement des générations (fonctionnaires inclus !) font peser le risque de l’amnésie collective sur la motivation profonde du projet européen et de la vulnérabilité aux tentations nationalistes : « Quand le dernier serait mort, le dernier de ceux qui pouvaient témoigner du choc qu’avait vécu l’Europe et sur la base duquel elle voulait se réinventer – alors Auschwitz serait aussi éloigné, pour les vivants, que les guerres puniques » (p.380).

Le continent de la douceur ?

Aurélien Bellanger cultive aussi la fibre historique à sa façon, moins mémorielle et plus fictionnelle, dans « Le continent de la douceur » (Gallimard, 2019). Il invente une principauté, issue de la désagrégation yougoslave, le Karst, quelque part du côté de la Slovénie, quasiment à l’emplacement de l’ancien rideau de fer, cette faille encore vive du continent. Le Karst recouvre donc son indépendance, sur le modèle de Monaco ou du Lichtenstein, au début des années 1990 et met à  sa tête, fort démocratiquement, un prince héritier déchu, depuis peu marié à une banquière de haute volée et d’origine karstique, qui avait mûri discrètement ce projet depuis plusieurs années, au fur et à mesure que se fissurait le bloc de l’Est. Elle entend faire du Karst une sorte de Davos promoteur d’un humanisme libéral, financier et continental. Le Karst est un prototype du petit Etat-nation, dans une Europe plus que jamais « continent de nations », y compris celles qui attendent dans l’ombre.

Le roman saisit les personnages bien avant que le Karst accède ainsi à l’indépendance et à la notoriété.  Le prince, Jan, et la banquière, Ida, sont des cosmopolites accomplis, quelque peu apatrides mais parfaitement acclimatés à la vague de mondialisation qui émerge à partir des années 1980. Ils gardent cependant la nostalgie de leurs racines karstiques, plus activiste chez la banquière, plus mélancolique et distancée chez l’héritier, play-boy recherché de la jet-set financière. S’y ajoutent deux jeunes hommes, Flavio et Olivier, qui atteindront la vingtaine avec le nouveau siècle, d’ascendance incertaine, élevés dans un environnement parisien, qui se croisent à l’école et se retrouveront des années plus tard, de manière inattendue, dans le Karst indépendant.

Bien avant son indépendance recouvrée, le Karst avait une notoriété chez les fins connaisseurs de l’histoire européenne et intellectuelle, à cause d’un mathématicien, Gorinsky, créateur d’une école intuitionniste quelque peu ésotérique, au destin mystérieux et controversé. Il avait légué son savoir à deux de ses élèves, les frères Spitz, père et oncle de la banquière, qui étaient passés à l’application en concevant un calculateur précurseur assurant le succès économique du Karst durant l’ère yougoslave. Mais les deux frères se sont opposés et Ida, enfant, dut abandonner le Karst avec sa mère. Au sommet de sa carrière financière, elle trouve un nouveau souffle en travaillant à l’indépendance du Karst et à un rétablissement dynastique intéressé, néanmoins conforme au nouveau canon démocratique. Elle réinvestit l’histoire de sa principauté d’origine et mobilise son carnet d’adresses mondain : un célèbre philosophe français, QPS, héraut auto-déclaré de l’humanisme universel et médiatique (comme dans son roman antérieur, « La société de l’information », Gallimard, 2012, le lecteur reconnaîtra sans peine un personnage récurrent de notre scène nationale, fort ironiquement dessiné) ; un plus laborieux philosophe belge, Verninkt, qui travaille à la mise en lumière de la tradition mathématique et technologique karstique ; un écrivain yougoslave d’origine karstique, Griff, auteur d’un best-seller opportun « Le nombre de Gorinsky » et méchamment compromis dans les horreurs des guerres intra-yougoslaves.

A travers cette galerie de personnages se dessine progressivement une polarisation entre deux groupes, pourtant embarqués dans la même aventure européenne, dont Ida tente l’impossible accord au sein d’un libéralisme rationalisé par l’intelligence mathématique: les dépositaires d’un humanisme européen à prétention universelle, superficiel et grandiloquent avec QPS, plus observateur et empathique avec Flavio ; ceux d’une histoire européenne bien plus barbare, faite d’affirmations guerrières et fratricides, dont le nationalisme identitaire est le principe premier, avec Griff et Olivier. Le final, hésitant entre le drame irréversible et le happy end, s’en sort par une anachronique et ironique pirouette de l’Histoire. Il réveille néanmoins l’écho douloureux du drame originel qui a ouvert la véritable histoire européenne contemporaine. Mais l’écho évite l’oubli.

JustusLipsius09

Au Justus Lipsius, aussi, en 2009

L’amère douceur du Brexit

Jonathan Coe raconte depuis longtemps déjà l’Angleterre contemporaine, laissant vieillir certains de ses personnages au fil de ses romans : on retrouve dans « Le cœur de l’Angleterre » (Gallimard, 2019) des personnages qui animaient déjà « Le cercle fermé », chronique du moment blairiste. « Le cœur de l’Angleterre » commence au début des années 2010, dans une Angleterre encore joyeuse – c’est le titre de la première partie – et dans les Midlands, ce cœur géographique, autour de Birmingham. Les principaux personnages relèvent de qu’on pourrait appeler, dans un sens large, les classes moyennes, dont un historien rappelle qu’elles « ont modifié le visage de la Grande-Bretagne peut-être plus que dans n’importe quelle autre société moderne » (« The troubled lives of the British middle class », Frank Trentmann). C’est donc le cœur de la société qui est aussi touché. Mais ces personnages ont des amitiés ou des relations, souvent héritées de l’école ou du quartier où ils ont grandi, qui leur autorisent une certaine porosité avec les catégories populaires, d’un côté, et l’élite politico-médiatique, de l’autre. Jonathan Coe aime ses personnages, quels qu’ils soient, et les peint avec une douceur qui atténue leurs travers, sans les masquer. Le tableau de la société anglaise, qui en ressort, n’est pas si exotique : il a bien des parentés avec le nôtre, de l’autre côté de la Manche. Les gilets jaunes, c’est une sorte de Brexit intime !

C’est une chronique douce-amère du Brexit, comme une progression épidémique silencieuse, qui commence par des signes anodins et se répand lorsque les ressentiments refoulés s’expriment sans plus d’inhibition. L’Angleterre profonde – c’est la deuxième partie – prend la parole.  Cette parole, et l’intolérance qu’elle porte, face aux immigrés notamment, pourtant bien utiles, surprend celles et ceux qui observaient distraitement le cours de la vie politique, davantage préoccupés par la conduite de leurs affaires personnelles. Cette prise de parole libère les rancœurs accumulées, parfois bien loin de l’enjeu européen. Elle divise les familles, les couples, les amis. L’intolérance se répand comme un virus, et pas seulement sur les sujets touchant au Brexit. A l’université par exemple, où le moindre écart de langage peut coûter cher.

Deux des personnages, Benjamin et Lois, frère et sœur, solitaires tardifs, choisiront l’exil tranquille dans le sud de la France, pour y lancer une maison d’hôtes à l’anglaise : le cliché est d’autant plus savoureux que l’auteur a écrit une partie de son roman durant une résidence à Marseille et qu’on y retrouve trace de ses déambulations locales. La fille de Lois retrouve le chemin de Birmingham et de son compagnon, dont l’ambiance amère du Brexit a failli la séparer, et parie « sur leur avenir équivoque et inconnaissable » en concevant avec lui  « leur superbe bébé du Brexit ». Pendant que son oncle Benjamin fredonne une vieille ballade :

« Adieu, vieille Angleterre, adieu

Adieu richesse sonnante et trébuchante

Si le monde s’était arrêté dans ma jeunesse

Je n’aurais jamais connu ces tristesses »

 

P.S: Version pdf téléchargeable du texte: DésarroiEuropéen_AffaireRomanesque_JFayolle_17novembre2019

[1] D’après Le Monde du 6 novembre 2019, la réaction d’Alexis Tsipras au film reste énigmatique : « L’ancien premier ministre Alexis Tsipras, qui a vu le film dès sa sortie, a estimé qu’ “environ 30 % correspond à la vision déformée des événements par Varoufakis, environ 30 % est de la fiction et 30 % environ des événements réels. Dans les 10 % restants, qui restent flous, se cache sûrement une grande part de vérité”. A ces critiques, Costa-Gavras a répondu dans les médias grecs : “ Je n’ai pas fait un documentaire, mais du cinéma” ».

 

 

Un commentaire sur “Le désarroi européen, affaire romanesque

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  1. J’ai vécu pendant quinze ans au sein de la Commission européenne l’atmosphère que décrit très bien ce livre,notamment pendant la période des élargissements au Nord et à l’Est de l’Europe,et je me suis retrouvé dans ce sentiment mélangé à la fois de partage de valeurs , d’oubli des origines du projet européen,et de magouilles bureaucratiques dont j’ai d’ailleurs dû subir les conséquences
    Très intéressant donc,et lecture recommandée

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