L’Ukraine, nation d’Europe

L’histoire de l’Europe centrale et orientale est mal connue par les Européens de l’ouest que nous sommes : ce n’est pas un sujet prioritaire de l’enseignement scolaire, alors que nous sommes voisins. La connaissance commune ne va souvent guère au-delà de la référence à quelques évènements marquants du siècle dernier, entre révolution russe de 1917 et chute du mur de Berlin en 1990. Cette méconnaissance n’aide pas à la compréhension des mouvements qui agitent cette région, où l’histoire des nations diffère sensiblement de la constitution des Etats-nations ouest-européens. C’est un obstacle cognitif qui facilite la perméabilité à des récits raccourcis ou distordus de cette histoire. Beaucoup de citoyens ouest-européens découvrent d’une certaine façon l’Ukraine à l’occasion de cette guerre. L’Ukraine, cette appellation apparue à la fin du 12e siècle à partir d’un terme slave désignant la frontière, la marche, le bord… (la version pdf du texte est téléchargeable ici)

Les commentateurs attentifs au contenu des interventions et discours de Poutine ont relevé que, dans la période récente, il réexplorait intensivement l’histoire à sa façon, afin de légitimer une ambition « grand-russe », synthèse révisée de l’empire tsariste et de l’espace soviétique, soumise à l’hégémonie russophone et orthodoxe, entourée d’un glacis de frontières épaisses, faites de zones-tampons étroitement contrôlées : « russes blancs » (ou biélorusses),  « petits-russes » (c‘est-à-dire ukrainiens) et autres, plus au sud et à l’est [1]. C’est d’emblée antagonique avec la reconnaissance et l’acceptation de la souveraineté de ces zones si elles prétendent constituer des nations. Ce nationalisme impérial ne tolère pas l’existence de nations souveraines qui entendent s’en distinguer, a fortiori si elles prennent une voie politique différente de la Russie, en faisant l’apprentissage d’une vie démocratique. Ce faisant, cet impérialisme, pour l’appeler par son nom, prend le risque de se heurter à la résurgence de nationalismes d’autant plus virulents qu’ils se sentiront dominés.

Cette vision poutinienne, exprimé dans un article remarqué de juillet 2021, est reprise dans l’intervention télévisée du président russe, le lundi 21 février 2022, à la veille du déclenchement de l’invasion de l’Ukraine[2] : « L’Ukraine, pour nous, n’est pas seulement un pays voisin. C’est une partie inaliénable de notre histoire, de notre culture, de notre espace spirituel ». Il fait référence aux terres historiques de la Russie dans le Sud-Ouest, dont les habitants se reconnaissaient comme russes et orthodoxes. Passant au présent, il souligne « les liens du sang » (sic) avec les habitants de ces régions, « nos camarades, nos proches » (les intéressés apprécieront la marque d’affection). Il s’en prend aux dirigeants de la Russie soviétique, Lénine puis Staline, qui auraient inventé l’Ukraine contemporaine et concédé excessivement aux nationalistes (pas seulement les ukrainiens) en leur offrant un statut quasi-étatique de république fédérée. Pour Poutine, ce fut le prix du maintien au pouvoir des bolcheviks, mais c’était aussi semer les germes du séparatisme qui se révéla au grand jour à la chute de l’Union Soviétique. Un texte du plenum du Parti Communiste de l’Union Soviétique, en septembre 1989, reconnait la souveraineté des républiques fédérées et entérine de facto, avant terme, la dissolution de l’URSS. Poutine est peut-être nostalgique de l’URSS mais il n’est pas tendre avec les dirigeants soviétiques, de Lénine à Gorbatchev en passant par Staline. D’une certaine façon, il les considère comme traîtres à l’ambition russe, par obsession du maintien au pouvoir. Il se donne le luxe d’évoquer sans fard, avec culot, « la terreur étatique et la dictature de type stalinien ». L’ADN soviétique, ou plutôt « kagebiste », de Poutine est recyclé dans une reviviscence néo-impériale.

Cette vision dénie radicalement toute spécificité à l’identité ukrainienne et toute légitimité à l’Etat ukrainien. Et il n’est pas besoin d’être nationaliste pour refuser une telle négation. La violence et la morgue de cette négation incitent néanmoins à revisiter l’histoire liée de l’Ukraine, de la Russie, de leurs voisins, pour la contester. Je me suis replongé en particulier dans le livre de référence de l’historien Timothy Snyder La reconstruction des nations, Pologne, Ukraine, Lituanie, Belarus, 1569-1999, lu il y a quelques années dans sa traduction française (Gallimard, 2017), tardive par rapport à l’édition originale aux Etats-Unis (2003). Le petit texte que je propose est sans prétention mais vise à rendre compte de la manière dont un européen de l’ouest peut se représenter honnêtement, dans les dramatiques circonstances actuelles, l’histoire de l’Ukraine et de son émancipation nationale.

Un mythe fondateur en partage

L’histoire que raconte Snyder commence en 1569, c’est-à-dire bien après que la Rus’ ou Rous’ de Kiev se soit fragmentée, notamment sous les coups de boutoir des pénétrations mongoles, en un ensemble de principautés distinctes : Kiev, Moscou, Novgorod… La Rus’ de Kiev fut, du 9e au 13e siècle, une vaste principauté médiévale, rassemblant les slaves orientaux sur une étendue allant de la Mer Noire à la Mer Blanche, au nord, en passant par le lac Ladoga, à proximité de la Baltique. Cette entité politique peut en effet être considérée comme la matrice originelle commune de la Biélorussie, de l’Ukraine, de la Russie contemporaines. La région de Kiev était le centre de gravité de cet ensemble féodal, qui connut son apogée avec les règnes de Vladimir le Grand (980-1015) et de son fils Iaroslav le Sage (1019-1054). Le rattachement au christianisme de Constantinople et l’écriture cyrillique de la langue slave prennent effet pendant cette période. Au cours du 12e siècle, les conflits de succession minèrent l’unité de la principauté et l’autorité du centre politique kiévien. Les invasions mongoles accentuèrent le délitement, en dépit de la geste d’Alexandre Nevski chantée par Eisenstein et de son alliance avec la Horde d’Or turco-mongole contre les agressions suédoises et teutoniques.

Les forces centrifuges l’emportèrent pour engendrer un ensemble de principautés distinctes, dont les plus puissantes furent le Royaume de Galicie-Volhynie, au sud-ouest, là où se trouve Lvov/Lviv aujourd’hui, la République de Novgorod au nord, la principauté de Vladimir-Souzdal, plus à l’est, d’où émergea la Moscovie ou grande principauté de Moscou. Cette dernière s’établit comme telle pour deux bons siècles, jusqu’en 1547, lorsque Ivan le Terrible, aussi porté au cinéma par Eisenstein, s’intronisa « tsar de toutes les Russies ». Le tsar revendiqua l’héritage de la principauté de Kiev, dont les territoires originels étaient partiellement passés sous la domination du Royaume de Lituanie-Pologne. La Russie moderne nait, avant de devenir empire en 1721. Cette histoire complexe constitue un héritage commun pour Kiev et Moscou (et Minsk aussi). La Rus’ de Kiev, c’est à la fois la Ruthénie, ainsi dénommée en termes latins à l’ouest de l’Europe, et une proto-Russie dont l’historiographie russe fera l’embryon de l’empire à venir. Comme tous les héritages indivis, c’est une source de conflit dès lors que l’un des héritiers en veut la détention exclusive, comme si l’assumer en commun relevait d’un partage spoliateur.

S’en tenir à cet héritage lointain n’épuise cependant pas l’histoire et peut nourrir la vaine rivalité des mythes fondateurs, car bien de l’eau est passé sous les ponts depuis cette époque. Comme le dit un chercheur ukrainien, Volodymyr Kulyk, « l’idée nationale ukrainienne a suivi sa trajectoire propre »[3]. Depuis la fin du 14e siècle, la région de Kiev, la Galicie, la Volhynie étaient passées sous la domination de l’Union de Pologne-Lituanie, datant du traité de Krewo en 1386, qui avait repoussé les mongols. Polonais et lituaniens concluent l’Union de Lublin en 1569, qui instaure la République des Deux Nations (une quasi-fédération) entre le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie. Le Royaume de Pologne intègre la majeure partie des régions ukrainiennes tandis que le Grand-Duché recouvre en gros les actuelles Lituanie et Biélorussie. Plus au nord, l’Union dispose aussi des vassaux baltes. C’est cette histoire, depuis l’accord de Lublin, dont Timothy Snyder parcourt les méandres.

L’approche de Snyder résonne avec l’analyse des nationalismes par l’anthropologue Ernest Gellner, reprise et développée par l’historien Eric Hobsbawm, dont rendent compte deux billets de ce blog (Relire « Nations et nationalisme », d’Ernest Gellner et De Gellner à Hobsbawm, ou la dissolution ratée du nationalisme dans le libéralisme). Ernest Gellner a proposé une analyse puissante du nationalisme, non pas comme un phénomène archaïque, mais comme un processus d’homogénéisation interne, autant culturelle que politique, des sociétés modernes. Le nationalisme exige que l’unité politique et l’unité nationale se recoupent. Cette conception aide à comprendre la persistance ou la résurgence des aspirations nationalistes dans les sociétés contemporaines, ainsi que leur éventuelle dégénérescence en ethno-nationalisme, ou nationalisme ethnique, porteur d’exclusion des groupes et personnes dont l’appartenance à la communauté nationale est rejetée. La concurrence des nationalismes peut déboucher sur la fractalisation de l’espace territorial lorsque celui-ci était jusque-là occupé et partagé en commun par des peuples intriqués. C’est une part de l’histoire, notamment à l’est de l’Europe. Et, dans cette histoire, le nationalisme ukrainien, comme certains autres en Europe ou dans le monde, apparaît comme un nationalisme longtemps dominé, tiraillé entre les hégémonies polonaise, russe, autrichienne. Et les « petits » nationalismes peuvent, par réaction, ne pas être les moins exclusifs dans certaines circonstances. L’identité nationale ukrainienne s’affirmera lentement, difficilement, douloureusement. 

Un long et tortueux cheminement vers la reconnaissance et l’émancipation de l’Ukraine

Si l’union polono-lituanienne de 1569 est « organique et négociée », les régions ukrainiennes y sont incorporées de manière « précipitée et décrétée », pour reprendre les termes de Snyder. La noblesse ukrainienne affirme un penchant pour le protestantisme puis le catholicisme de la Contre-réforme. Mais les paysans ukrainiens restent fidèles à l’orthodoxie, ou à sa version uniate (les orthodoxes locaux reconnaissant l’autorité de Rome, aussi appelés gréco-catholiques). L’hégémonie polonaise passe par une langue élitiste, comme par la propriété foncière, tandis que les paysans ukrainiens recourent au ruthène vernaculaire. Les cosaques sont plutôt d’origine paysanne, aux côtés des chevaliers polonais et lituaniens : s’ils n’étaient pas nobles, ils n’avaient pas le droit de vote dans la République des Deux Nations. Les cosaques roturiers acquérant des droits par une procédure d’enregistrement, les nobles, qui avaient besoin de l’asservissement à la terre, ne souhaitaient pas qu’ils soient trop nombreux. En 1648, l’alliance du cosaque Khmelnitski avec la Moscovie contre la République entraîne une guerre coûteuse qui aurait pu déboucher sur la République des Trois Nations, dont la Rus’, par le traité de Hadiatch (1658). Mais l’échec est vite entériné. La République ne parvient pas à intégrer « le monde démocratique de la steppe cosaque », pour reprendre l’expression de Snyder, et reste une république nobiliaire. Les fondations de la République s’en trouvent aussi ébranlées en Pologne et Lituanie.

A partir de 1667, le Dniepr va servir de ligne de partage de l’Ukraine entre la République et la Moscovie. La rive orientale rejoint l’espace russe et c’est perçu par les russes comme un retour aux sources. Les élites cosaques sont intégrées dans le nouvel Etat russe : après moultes péripéties, l’hetmanat cosaque – l’organisation territoriale, politique, militaire et sociale des Cosaques ukrainiens sur les rives du Dniepr jusqu’en 1764 – admet sa soumission à Moscou. La Moscovie devient l’empire russe à partir de 1721 et, dans le dernier quart du 18e siècle, la partition de la République livre aussi largement la rive occidentale du Dniepr à ce nouvel empire dominant. L’interpénétration économique et culturelle entre la Russie et l’Ukraine progresse. Les élites ukrainiennes sont bienvenues à Moscou si elles servent loyalement les tsars. Au cours du 19e siècle, l’émergence du nationalisme ukrainien est perçue par l’empire comme un complot d’obédience polonaise. L’hégémonie russe devient moins tolérante envers les spécificités, culturelles et linguistiques, au sein du monde slave oriental. Les russes respectent les ukrainiens tant qu’ils n’entendent pas être une nation. Le recensement russe de 1897 identifie simplement un groupe ethnique ukrainien.

La Galicie, région la plus à l’ouest, était restée dans l’empire autrichien, sous la domination d’une noblesse foncière polonaise. Les galiciens, de rite gréco-catholique, ont le regard tourné vers la Russie. Ils penchent vers un panslavisme modéré, un nationalisme réaliste face à une nation historique comme la Pologne, dotée d’une forte élite et enviée à la fois comme une référence et une rivale. L’identité nationale ukrainienne, encore volatile, balance entre Autriche, Pologne, Russie, entre les classes dominantes de ces ensembles : elle mêle des déterminants de classe (les ukrainiens sont d’abord des paysans), de langue, de religion. Pour Volodymyr Kulyk, « l’identité nationale ukrainienne s’est développée dans la première moitié du XIXe siècle, à une époque où les Ukrainiens vivaient, à l’Ouest, sous la domination de l’empire des Habsbourg et, à l’Est, dans le giron russe. La construction identitaire s’est faite grâce au travail d’intellectuels influencés par le courant romantique, qui ont collecté des œuvres folkloriques, bâti une littérature historique, avant de donner un contenu politique à cette identité culturelle et de la promouvoir auprès des masses majoritairement paysannes »[4]. Le poète romantique Taras Chevtchenko est la figure emblématique de ce moment. La reconstruction de l’histoire ukrainienne, depuis la Rus’ de Kiev, se fait ainsi jour et entend contribuer à la constitution du peuple ukrainien comme nation. Ce patriotisme typique de l’époque connaît une inflexion, comme en d’autres lieux, vers un nationalisme à consonance ethnique. L’idée d’un Etat-nation à base ethnique, fondé sur un peuple paysan, de rite gréco-catholique, diffuse, notamment portée au début du 20e siècle par le poète Ivan Franko.

« Les cosaques Zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie », par Ilya Répine (1844-1930), peintre russe né en Ukraine près de Kharkiv. Une exposition du Petit Palais, à Paris, présenta ce tableau durant l’automne 2021. Le tableau évoque le refus d’allégeance au sultan Mehmet IV, exprimé par écrit avec moultes insultes et moqueries, de la part des cosaques de la région de Zaporijjia, sur les rives du Dniepr. Cet épisode est approximativement daté de 1676. Répine commenta ainsi le thème de son tableau : « Tout ce que Gogol a écrit sur eux [les cosaques] est vrai ! Un sacré peuple ! Personne dans le monde entier n’a ressenti aussi profondément la liberté, l’égalité et la fraternité. La Zaporoguie est toujours restée libre, rien ne l’a soumise ! ». Une fiche wikipedia analyse précisément ce tableau et son contexte historique.

Les « terres de sang » du 20e  siècle

Au cours de la première moitié du 20e  siècle, la renaissance nationale polonaise et l’affirmation de l’identité nationale ukrainienne entrent dans un rapport de rivalité, qui culminera avec les violences réciproques extrêmes au cours et au terme de la deuxième guerre mondiale. Les nationalistes ukrainiens tentent de mettre à profit la chute des empires austro-hongrois et russe, à la fin de la première guerre mondiale, pour instaurer deux Etats ukrainiens autour de Lviv et Kyiv , mais ces tentatives feront long feu. Le nationalisme ukrainien sera finalement parmi les perdants de 1918. Le traité de Riga partage l’Ukraine entre la Pologne et l’Union soviétique : à la première, la Galicie et la majeure partie de la Volhynie ; à la seconde, une république d’Ukraine amputée de ces deux régions. L’intégration à l’Union soviétique apparut, un temps, comme une perspective plus prometteuse que le retour de l’hégémonie polonaise, jusqu’à ce que Staline mette brutalement fin à la politique d’ukrainisation et exacerbe la répression religieuse et intellectuelle. Les pertes humaines de l’Holodomor, la famine orchestrée de 1932-33 pour soumettre la paysannerie ukrainienne, sont estimées de l’ordre de 5 millions de morts. Le discours universaliste de l’URSS recouvre un centralisme absolutiste, qui exige une soumission sans faille au centre. Mais, en Volhynie et en Galicie, l’antagonisme avec les polonais, aiguisé par les enjeux de propriété foncière et par l’accès difficile des minorités nationales à l’élite politique, favorise l’ukrainisation du parti communiste polonais, instrumentalisé par l’URSS.

Ce contexte ouvre un champ à l’affirmation et à la radicalisation du mouvement nationaliste ukrainien, via notamment l’OUN (Organisation des Nationalistes Ukrainiens). La plongée dans la deuxième guerre mondiale, lorsque le territoire ukrainien sera balayé par l’invasion nazie puis par la contre-attaque soviétique, fera de ce territoire une « terre de sang »[5] noyée de conflits imbriqués : entre nazis et soviétiques, mais aussi une guerre civile sous-jacente, qui disloque les communautés locales pluri-identitaires qui existaient jusqu’alors. Les élites démocratiques ukrainiennes sont décimées par les nazis et les soviétiques, tandis qu’au sein de la composante nationaliste, la fraction la plus extrémiste (l’OUN de Stepan Bandera) prend le dessus. Elle se dote d’un bras armé, l’UPA (Armée Insurrectionnelle Ukrainienne), dont les miliciens se rallient aux nazis pour participer à la déportation et à l’holocauste des juifs avant de s’en prendre aux polonais par des meurtres de masse. Les nazis mettent un terme aux velléités indépendantistes de Bandera en l’arrêtant mais ne rechignent pas à utiliser ces miliciens comme mercenaires contre les soulèvements anti-allemands. Ce nationalisme intégral, en quête de l’homogénéité ethnique du territoire ukrainien, participe aux enchainements génocidaires et aux nettoyages ethniques : c’est la dégénérescence maudite d’un nationalisme dominé. La rivalité des nationalismes se nourrit de la loi du talion : les polonais, d’obédiences diverses et opposées, entreront dans le cycle des représailles à l’égard des ukrainiens. L’UPA finira par n’avoir plus que des ennemis : se retournant contre les allemands, elle s’en prendra, dans une logorrhée anti-impérialiste, aux « impérialismes allemand et soviétique et à leurs laquais polonais ». L’arrivée victorieuse de l’Armée rouge, en juillet 1944 à Lviv, calme le jeu et la police politique soviétique, le NKVD, prendra le relais, en neutralisant les « bandits » ukrainiens et polonais. Mais le germe du nettoyage ethnique réciproque a pris racine.

Au terme du conflit mondial,  Staline, et aussi les communistes polonais, en tireront à leur façon les conséquences : des Etats socialistes ethniquement homogènes seront plus faciles à contrôler. Les polonais disposeront d’un Etat national sur un espace compact et ramassé ; l’Ukraine occidentale sera intégrée à la république soviétique d’Ukraine ; et des échanges forcés de populations complèteront le schéma. Chaque individu sera assigné à une nationalité et chaque nationalité à un territoire. Les individus sont sommés de s’en tenir à une appartenance nationale définie et à cette identité simplifiée. Staline met en œuvre une conception impériale de la nationalité : les nationalités et l’exercice des droits associés sont tolérés s’ils sont au service loyal du centre soviétique. Les nationalismes ethniques sont mis sous couvercle et instrumentalisés. Dans le cas de la Pologne, entre 1945 et 1947, les populations ukrainiennes sont déportées vers l’URSS ou, au mieux, dispersées dans différentes régions de Pologne, avec quelques règlements de compte en plus. L’opération Vistule de 1947 conclut l’entreprise. C’est la fin du peuplement mixte des régions frontalières et des villes multiculturelles qui avait prévalu sur des siècles. Les années 1940 auront été celles de l’épuration ethnique des uns par les autres. Une dissidence nationaliste ukrainienne subsistera en URSS jusque dans les années 1950 avant d’être éliminée.

L’émancipation et la cohésion nationales face à l’épreuve

Le paradoxe de cette histoire, et qui excite aujourd’hui la nostalgie frustrée de l’impérialisme russe, c’est que la désagrégation de l’URSS laisse l’Ukraine, ex-république soviétique, trouver son indépendance dans un périmètre correspondant assez bien au projet national longtemps espéré et laissant la porte ouverte à un apprentissage de l’exercice de cette indépendance dans un cadre démocratique. « C’est parce que les Ukrainiens formaient une nationalité reconnue par l’URSS que l’indépendance a été possible »[6]. Et c’est pourquoi Poutine en veut à Lénine et Staline. Il réactive le mythe médiéval au service d’un impérialisme russe revanchard, en esquivant le demi-millénaire plus complexe qui a succédé à l’ancestrale Rus‘ de Kiev, durant lequel les ukrainiens expérimentèrent différentes modalités d’organisation politique.

La trajectoire de l’Ukraine depuis son indépendance, il y a trente ans, n’est pas un long fleuve tranquille. L’apprentissage de l’exercice démocratique est une longue épreuve, qui se confronte à l’inertie des structures héritées de la période soviétique, aux faiblesses de l’Etat de droit, aux positions acquises par les oligarques locaux, à la corruption endémique. Elle est ponctuée de secousses majeures, comme la révolution orange de 2004 et celle de Maïdan, dix ans plus tard, où s’affirment les générations qui expriment leurs aspirations démocratiques et européennes. Les strates de l’histoire ukrainienne persistent dans la vie nationale, y compris les tentations ultra-nationalistes, quand bien même elles apparaissent largement minoritaires, face à la progression d’une conception civique de la nation ukrainienne.

Un épisode particulièrement heureux, comme le souligne Snyder, est la spectaculaire réconciliation de la Pologne et de l’Ukraine dans les années 1990: il y eut reconnaissance réciproque des faits douloureux et pardon mutuel, notamment à l’occasion d’une rencontre entre les présidents Kwasnievski et Koutchma à Kiev en 1997. Les dirigeants de l’époque surent faire preuve d’une sagesse lucide, avec la conscience que la stabilisation de l’Etat ukrainien sera un paramètre clé de la sécurité européenne.

Lorsque, le 24 février 2022, l’armée russe engagea l’invasion de l’Ukraine sur ordre de Poutine, peut-être ce dernier envisageait-il une réplique aisée, à grande échelle, du séparatisme du Donbass et/ou de l’annexion « soft » de la Crimée. Ce à quoi cette invasion s’est heurtée, de manière inattendue semble-t-il pour les agresseurs, c’est une cohésion renforcée de la société ukrainienne autour de son indépendance nationale, avec le dépassement de clivages traditionnels, notamment entre ukrainophones et russophones, ces derniers plus présents à l’est et au sud. Le premier mois de guerre a affecté plus durement les régions russophones, sur lesquelles misait le Kremlin, qui leur fait payer chèrement ce défaut d’allégeance. Les russophones ukrainiens s’éloignent psychologiquement de la Russie et le recours à la langue ukrainienne devient plus répandu. Andréï Kourkov, écrivain ukrainien de langue russe né à Leningrad et installé à Kiev, internationalement reconnu, s’en fait l’écho[7]. Ses livres empruntent souvent, pour parler des drames de la réalité post-soviétique, une tonalité burlesque et onirique qui emporte le lecteur dans les aventures de ses personnages. La traduction française de son dernier roman, Les abeilles grises,  est tout juste parue (aux éditions Liana Levi) avant le début de la guerre : ce roman conte le mélancolique périple estival d’un apiculteur qui s’échappe un temps de la « zone grise » du Donbass, entre forces séparatistes et armée ukrainienne, pour emmener ses abeilles butiner dans un lieu plus accueillant et traverser ainsi jusqu’en Crimée, où il espère retrouver un ami apiculteur, le sud-est de l’Ukraine, alors encore tranquille mais aujourd’hui en proie à la désolation guerrière.

La courageuse et résolue résistance collective à l’invasion est un test ô combien douloureux mais révélateur de l’identité et de la cohésion nationales de l’Ukraine. Et la violence extrême exercée par l’armée russe contre les civils invalide par l’absurde l’idée d’une dissolution de cette identité dans l’ensemble russe, en dépit de la multiplicité des liens familiaux et amicaux transfrontaliers, désormais bien fragilisés. Poutine pratique une sorte de nihilisme d’Etat, visant à annihiler la réalité ukrainienne. La réalité d’une nation civique, s’éloignant définitivement d’une définition ethnique de la citoyenneté, prend pourtant vigueur au sein de ce moment de souffrance démesurée.


[1] Voir les ouvrages de l’historienne Sabine Dullin, La Frontière épaisse. Aux origines des politiques soviétiques (EHESS, 2014) et L’ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur empire (Payot, 2021), ainsi que son entretien dans le Monde du 16 avril 2022, « Les dirigeants russes, des tsars à l’actuel maître du Kremlin, ont une obsession des frontières ».

[2] Je me réfère à la traduction par Cécile Vaissié, présentée dans Le Monde du 22 février 2022, « Vladimir Poutine : L’Ukraine a été créée par la Russie bolchevique ».

[3] Entretien avec Volodymyr Kuliyk par Allan Kaval, Guerre en Ukraine : « La guerre est en train de diviser Ukrainiens et Russes pour toujours », Le Monde, 18 mars 2022.

[4] Volodymyr Kulyk, op.cit.

[5] Pour faire référence à un autre livre de Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 2010.

[6] Volodymyr Kulyk, op.cit.

[7] https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-culture/la-crise-ukrainienne-vue-par-les-ecrivains , diffusion le 24 février 2022.


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