Les Trente Glorieuses en feuilleton

Inaugurée par « Le Grand Monde », la chronique annoncée par Pierre Lemaitre des « années glorieuses » (on a pris l’habitude d’en compter trente pour avoir un chiffre rond…) se poursuit avec « Le silence et la colère », publié en ce début 2023. Le premier volume est concentré sur la seule année 1948, lorsque la France métropolitaine peine encore à se relever des affres de la guerre mais, les idéaux de la Résistance s’éloignant, s’embourbe déjà dans les conflits sociaux et les guerres coloniales : l’enfantement des dites trente glorieuses a tout d’un accouchement difficile au sein d’une société marquée par les traumatismes et les séquelles de l’Occupation.

Voilà la famille Pelletier, installée à Beyrouth depuis quelques décennies, vivant avec aisance de l’entreprise familiale de savonnerie. Les enfants, arrivés à l’âge adulte, essaiment vers Saïgon et Paris pour mener leur vie et tenter carrière, non sans douleur car la métropole, ce n’est pas tout à fait les colonies, lesquelles offrirent aux colons des opportunités de promotion sociale plus accessibles. L’un des quatre enfants, parti pour Saïgon, se trouve embringué dans l’affaire du « trafic des piastres » et tente d’y embarquer son frère, devenu journaliste parisien dans un quotidien en vue : ce trafic, qui spéculait sur la différence entre la valeur officiellement garantie de la piastre indochinoise en franc et sa valeur sur le marché libre, permit à des opérateurs français et indochinois de se constituer des capitaux à bon compte et les nationalistes indochinois, regroupés dans le Viet Minh, en tirèrent aussi profit pour acquérir des armes. Mais on ne plonge pas son nez impunément dans ce genre d’affaires…Le fils parti à Saïgon y laissera sa peau. Et, ce faisant, au travers de cette vilaine affaire de la 4e République naissante, s’éventent quelques secrets de famille, qui ne sont pas seulement familiaux. La bourgeoise famille Pelletier n’est pas sans travers et ses rejetons non plus.

« La silence et la colère » retrouve la famille Pelletier en 1952. Les trois enfants devenus parisiens font leur vie dans la capitale. L’ainé se lance dans le prêt-à-porter bon marché, nouveau débouché de masse, et tente d’échapper par sa réussite économique à la perdition de son couple devenu toxique, sans éviter de trébucher sur un conflit social au démarrage de son affaire ; le cadet et la benjamine sont journalistes dans le même quotidien, qui a le vent en poupe et gonfle son audience grâce aux « faits divers » : le tableau dressé de la presse de l’époque est savoureux (on y devinera des figures connues). La fille, Hélène, se taille un succès éditorial grâce à une enquête sur l’hygiène des françaises (reprise romanesque d’un article effectivement publié par une journaliste qui deviendra célèbre…). Forte de ce succès, elle part enquêter sur l’achèvement d’un barrage dont la mise en eau va noyer un village et en divise la population. En même temps, elle cherche comment avorter discrètement, dans une France où les relents vichystes nourrissent l’inquisition dans la vie des femmes qui recourent à l’avortement, forcées à la clandestinité propice aux abus et aux périls. La police et la justice veillent intrusivement au grain, quitte à négliger d’autres enquêtes, ainsi sur une série troublante de meurtres de femmes (qu’on n’appelait pas encore des féminicides !). La modernisation économique, au demeurant fort technocratiquement conduite, et pour laquelle l’environnement est le dernier des soucis, fait irruption dans une France encore prise dans des mœurs marqués par l’archaïsme: cette tension parcourt ce second volume.

Pierre Lemaitre mène le récit avec le talent du feuilletonniste, dont le style expéditif dessine d’un trait vif et assuré ses personnages et va sans détour aux faits, ainsi qu’aux émotions qu’ils suscitent, et enchaîne les épisodes sans temps mort : le lecteur ne lâche pas le morceau jusqu’à la fin… provisoire puisque la série se poursuivra. Il se pique de curiosité pour le destin de la famille Pelletier dans une France qui entre, franchement mais un peu à l’aveugle, dans les transformations de l’après-guerre.

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