Les Trente Glorieuses en feuilleton

Inaugurée par « Le Grand Monde », la chronique annoncée par Pierre Lemaitre des « années glorieuses » (on a pris l’habitude d’en compter trente pour avoir un chiffre rond…) se poursuit avec « Le silence et la colère », publié en ce début 2023. Le premier volume est concentré sur la seule année 1948, lorsque la France métropolitaine peine encore à se relever des affres de la guerre mais, les idéaux de la Résistance s’éloignant, s’embourbe déjà dans les conflits sociaux et les guerres coloniales : l’enfantement des dites trente glorieuses a tout d’un accouchement difficile au sein d’une société marquée par les traumatismes et les séquelles de l’Occupation.

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« Celui qui veille », Louise Erdrich (note de lecture)

En 1953, la communauté d’indiens Chippewas de la réserve de Turtle Mountain, dans le Dakota du Nord, près de la frontière canadienne, vit dans la tension entre la fidélité à l’héritage amérindien, la précarité et la pauvreté économiques, « l’américanisation » irréversible du mode de vie, l’attrait parfois douteux des métropoles proches, comme Minneapolis. Ce sont les enfants et petits-enfants des derniers combattants indiens qui vivent là. La communauté se trouve confrontée à l’annonce d’un changement d’orientation de la politique fédérale à l’égard des réserves indiennes : sous couvert d’émancipation et d’assimilation individuelles, la politique de « termination » – oui, c’est le terme employé – entend résilier les traités et les contrats fédéraux conclus avec les communautés indiennes, et donc les droits associés, en premier lieu sur les terres, enjeu-clé…

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Lectures printanières

En hommage à Varlam Chalamov, l’auteur des « Récits de la Kolyma », dont la vie alla de goulags en bibliothèques et à sa traductrice Sophie Benech, qui dessina aussi cette belle couverture. « Les livres sont ce que nous avons de mieux en cette vie, ils sont notre immortalité. » (p.53)

Voilà, dans un apparent désordre, sept brefs comptes-rendus de lectures printanières, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui (la version pdf du pot-pourri est téléchargeable ici).

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La fabrique des prophètes

Vierge à l’enfant (Andrea Mantegna, Galleria Sabauda, Torino)

Voici deux romans, lus récemment et, presque par hasard, coup sur coup, qui racontent la même histoire en des temps et des lieux distincts, et selon des styles narratifs bien différents. Dans chaque cas, un clan, qui fait s’enchevêtrer des liens familiaux, amicaux, professionnels, religieux, idéologiques, décide d’inventer ou de fabriquer un prophète, tel un golem, mais bien humain et vivant. Le prophète est l’élu du clan, pas toujours son membre le plus intelligent ni le plus cultivé mais celui qui, tôt paré d’une aura mystique et apparemment pourvu d’un charisme efficace, saura asseoir son emprise sur le clan, guider son destin et en propager l’influence, quitte à faire preuve opportunément d’une habile capacité de manipulation. Les idéologues du clan nourriront les cogitations et les prêches du Maître et trouveront les justifications convaincantes de ses comportements parfois déroutants et les explications savantes de ses crises mystiques. Le clan se dote de cohérence spirituelle et de solidarité matérielle pour affirmer sa présence, son unité, sa capacité d’expansion contre d’autres communautés hostiles. L’odyssée du clan et son prophète emprunte la voie d’une longue marche nomade, couvrant plusieurs décennies, dont les stations géographiques sont autant d’occasions de mises à l’épreuve temporelles de la mission prophétique. Les motivations du clan ? Le besoin ressenti d’émancipation, à la fois spirituelle et sociale, à l’égard de communautés d’appartenance plus larges, aux traditions jugées surannées et oppressantes, loin de la vérité à conquérir ; l’anxiété engendrée par un monde changeant et incertain, qui incite à trouver des réponses inédites aux problèmes qu’il pose, quitte à en chercher les prémices dans le nébuleux et légendaire passé lointain.

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Philosophie pour temps incertains: « La quête de certitude », John Dewey

La Sibylle de Cumes (Andrea Del Castagno, Galleria degli Uffizi, Florence)

Le philosophe américain John Dewey (1859-1952) fait partie d’une mouvance philosophique active aux Etats-Unis à la jointure des XIXe et XXe siècle, le « pragmatisme », composée d’auteurs manifestant entre eux de fortes nuances. John Dewey publie en 1929 The Quest for Certainty, ouvrage considéré comme une formulation claire et synthétique de ses positions, déjà exprimées dans une série d’ouvrages antérieurs. C’est en quelque sorte son discours personnel de la méthode. L’écho, en France, du courant pragmatiste américain et des travaux de Dewey fut lent et limité, peut-être à cause de l’occupation du terrain par le courant positiviste. Une édition française de « La quête de certitude », préfacée par son traducteur, Patrick Savidan, est disponible depuis 2014[1]. Curieux d’une posture philosophique visiblement aiguisée par ce qu’on appelle le sens pratique américain, tangible dans d’autres disciplines, j’avais lu avec attention cette édition peu après sa sortie. Et l’ouvrant de nouveau, je suis frappé par la résonance actuelle de certains mots de la préface de Patrick Savidan, lorsqu’il présente la réflexion de John Dewey, « repérant vigoureusement les tentations dogmatiques de l’être humain, la propension de celui-ci à se ruer sur les premières certitudes susceptibles de l’apaiser face aux périls, réels ou supposés, qui le guettent ». Dewey « interrogea pour ce faire le désir de certitude et s’appliqua à en dévoiler les puissances d’aveuglement ». Pour lui, « la certitude n’est pas à concevoir comme l’horizon de la pensée ; elle est sa croix, son fardeau, le risque qu’il faut éviter, la tentation dont il lui faut se départir ». Dewey propose un empirisme expérimental qui ne dissocie pas la connaissance de l’action, ni de l’éthique, et où « l’enquête » tient un rôle majeur : l’exercice de la pensée est une pratique plongée dans un monde contingent, où l’incertitude doit être affrontée plutôt que niée afin de résoudre les problèmes concrets de la société. Et les connaissances produites dans le processus d’enquête n’ont pas vocation à être monopolisées par une petite élite de savants mais à être partagées comme outil collectif d’émancipation.

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Le ressentiment social, passion triste et littéraire: Monte-Cristo, Sorel et nous

L’étudiant dans son garni du Quartier latin (Gavarni, 1839)

Au XIXe siècle, devenir adulte à l’époque de la Restauration est porteur de frustration pour nombre de jeunes gens : les belles espérances émancipatrices de la Révolution sont remisées et l’aventure napoléonienne, au prestige rehaussé par la haine que vouent les ultras restaurateurs à l’usurpateur, n’a plus que le goût amer de la nostalgie pour une épopée défunte. Et afficher cette nostalgie est risqué. La vision romantique de l’histoire s’alimente de cette frustration. L’histoire n’est pas unidirectionnelle comme l’ont voulu les philosophes. Le classicisme, y compris celui des Lumières, rationalise l’histoire sur un mode téléologique, tandis que le romantisme met en avant l’histoire souffrante, ses pathologies et ses mystères, la considère avec insatisfaction et ironie. Pour Arnold Hauser, historien de l’art trop oublié, le romantisme conçoit l’histoire comme « un flux éternel de luttes sans fin », animé par des forces personnifiées. Dans ce texte, je m’appuie sur cet historien hongrois : sa lecture sociale de l’histoire de l’art et de la littérature, sur longue période, fascine par une érudition sans mesure ; elle repose sur un équilibre flexible entre un déterminisme marxiste bien trempé, qui rattache les expressions artistiques aux conditions sociales de leur époque, et une analyse nuancée de leur contenu esthétique[1].

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Etre bi- (parigot / néo-breton)

Du côté de Montparnasse

Après une jeunesse stéphanoise et une escapade estudiantine (« Ô mon paîs, ô Toulouse… »), j’ai passé quarante-deux ans de vie professionnelle à Paris, petite couronne incluse. Paris et sa banlieue s’explorent sans fin, comme un dédale urbain toujours recommencé, un escape game jamais achevé avant qu’il puisse être exploré jusqu’au dernier recoin. Puis j’ai migré vers la Bretagne, fréquentée depuis longtemps, sans nulle racine justificatrice pourtant, à la lisière de l’Argoat et de l’Armor, de la campagne et du littoral, ce dernier assez modérément urbanisé pour laisser respirer le chapelet des criques et des grèves tout en offrant une vie culturelle active et autonome, portée par des acteurs imaginatifs et convaincus. Lire la suite « Etre bi- (parigot / néo-breton) »

Les confinés de Conlie

Les 28 et 29 mars 2020 aurait dû se tenir l’édition 2020 des Escales de Binic, rendez-vous littéraire printanier sur la côte du Goëlo. Deux des organisatrices m’avaient sympathiquement proposé d’animer une table-ronde intitulée « Portraits d’auteurs », autour de livres évoquant des écrivaines et écrivains des siècles derniers. J’avais bien volontiers accepté et, faute d’une rencontre que je souhaite simplement différée, je rends compte ici de l’un de ces livres, qui m’a particulièrement touché, celui de Fabienne Juhel, « La Mâle-mort entre les dents » (Editions Bruno Doucey, janvier 2020). Lire la suite « Les confinés de Conlie »

L’homme révolté, ou la tragédie de l’émancipation (petit hommage post-soixante-huitard à Albert Camus)

Image d’un calendrier soviétique, 1919

Albert Camus, mort jeune il y a soixante ans, n’a pas eu le temps de connaitre mai 1968, ni ses suites et répliques. Comme il est donc vierge des transformations sociétales issues de 1968, la lecture de son essai L’homme révolté n’en prend que plus d’intérêt, d’autant que Camus était de sensibilité libertaire. Ce n’est pas un texte si aisé à lire : la sobriété du style de Camus rend la lecture fluide au premier degré, mais c’est un texte chargé de références, de digressions, de redites, si bien que, pour ma part, je m’y suis repris à plusieurs fois pour être à peu près sûr de bien saisir la pensée de Camus et son intention. La période, aussi, s’éloigne… Cet essai, publié en 1951, ne lui valut à l’époque pas que des éloges[1]. Il suscita la réprobation d’André Breton, de Francis Jeanson, de Jean-Paul Sartre. Breton se laisse emporter : «… qu’est-ce que ce fantôme de révolte : une révolte, dans laquelle on aurait introduit la “mesure‘’ ? La révolte une fois vidée de son contenu passionnel, que voulez-vous qu’il en reste ? La révolte peut être à la fois elle-même et la maîtrise, la domination parfaite d’elle-même ? Allons donc ! »[2]. L’époque, déjà corsetée par la guerre froide, n’était pas aux nuances. Raymond Aron et Paul Ricoeur jettent un regard plus distancié sur la controverse. Ricoeur reconnaît à Camus la force de son interrogation sur la révolte au travers du pouvoir de contestation propre au langage, mais il met en avant le besoin d’entreprendre « une réflexion, urgente en ce temps, sur la dialectique du travail et de la parole », comme ferment de la révolte – ce qui sera bien d’ailleurs au cœur du mai 1968 français et de ses césures. A la différence de Breton, il reconnaît la légitimité de l’interrogation sur la tension entre « le côté subversif, véhément, passionnel, blasphématoire de la révolte » et la mesure comme auto-limitation de la révolte par « l’acte d’adhésion à une dignité commune à tous les hommes »[3]. Lire la suite « L’homme révolté, ou la tragédie de l’émancipation (petit hommage post-soixante-huitard à Albert Camus) »

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