Que faire de la Russie ? Deux points de vue ukrainiens

Comment parler froidement et lucidement de votre ennemi lorsqu’il vous écrase sous les bombes et les violences en tous genres, qu’il viole vos intimités et s’approprie vos enfants ? Ce n’est pas un exercice humainement facile. Le 24 février 2023, date anniversaire de l’invasion russe, dans le cadre  du cycle de conférences « Ukraine : identités et exils », dont la vocation est de donner la parole à des intellectuels ukrainiens, une conférence intitulée « Qu’est-ce que la liberté politique ? » s’est tenue dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, avec la double contribution de Vakhtang Kebuladze, professeur dans le département de philosophie de l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kyiv, et Oleksandra Matviitchuk, avocate et militante des droits de l’homme et des réformes démocratiques. Oleksandra Matviitchuk dirige le Centre pour les libertés civiles, ONG ukrainienne qui a reçu le prix Nobel de la paix 2022 conjointement avec l’association russe Mémorial et l’opposant biélorusse Alès Bialiatski. Je ne présente pas un résumé complet de la conférence mais, via une sélection forcément subjective, une brève suite de réflexions des deux conférenciers qui se sont concentrés sur une question clef : comment, en tant qu’Ukrainien, se représenter l’histoire russe et quelles implications en tirer ? [version pdf de l’article téléchargeable ici]

Le jugement de Vakhtang Kebuladze est sans appel : l’empire russe a une vieille tradition agressive et, en ce sens, la guerre contre l’Ukraine a commencé il y a longtemps. Il rappelle que, dans la foulée de la révolution de 1917, les Ukrainiens ont du se battre contre les armées blanche et rouge. Cette tradition agressive va de pair avec la négation de la liberté comme fondement de la politique en tant qu’affaire commune de gens libres et responsables. Cette conception de la citoyenneté est incompréhensible en Russie, où la population est avant tout une ressource pour le pouvoir, par essence violent, et accepte cette soumission. C’est de l’ordre d’un atavisme historique bien plus profond que le seul épisode poutinien : Poutine est aussi une émanation de ce malheur et de cette barbarie russes, ancrés dans certaines dispositions populaires. Ce totalitarisme déshumanise le monde russe et cultive une pulsion de mort. Lorsque l’URSS est tombée, le retour de cet atavisme a libéré la tentation coloniale. L’identité russe est maladive, faite d’une xénophobie agressive : les Russes ont peur d’être autres qu’eux-mêmes. La culture russe est depuis longtemps contaminée par ces penchants et se prête à l’instrumentalisation totalitaire. Il n’y aura pas d’issue sans la déconstruction de l’empire russe, faisant place à une Russie de taille plus modeste, ce qui sera bénéfique aux Russes eux-mêmes. Il faut imaginer cette transformation.Vakhtang Kebuladze conclut en soulignant que, si les Ukrainiens connaissent les Russes, la réciproque n’est pas vraie parce que les Russes pensent que « nous sommes comme eux ».

Oleksandra Matviichuk insiste sur la nature délibérée et systémique des crimes de guerre russes, constatée sur le terrain et dûment documentée. Il s’agit d’une guerre de systèmes, celle de l’autoritarisme contre la démocratie, commencée en 2014  pour contrer la Révolution de la Dignité. Poutine a peur de la liberté plus que de l’OTAN. Il veut prouver aux Ukrainiens, en leur infligeant des souffrances infinies et en brisant leur résistance, qu’ils ont fait erreur lorsqu’ils ont choisi la voie démocratique, mais la société ukrainienne témoigne chaque jour de sa détermination et de sa solidarité face à l’épreuve. Le combat pour la liberté et les droits humains passe aujourd’hui par l’accès aux armes nécessaires pour défendre et restaurer l’intégrité ukrainienne. Refuser cet accès est immoral. L’Ukraine souhaite la paix, mais la paix n’est pas l’occupation. La Russie élimine sans scrupule les citoyens actifs sur les territoires occupés pour mieux contrôler ces derniers. Il faut œuvrer, face aux crimes de guerre, à l’affirmation du droit international, qui ne mûrit pas aussi vite que les nouvelles technologies. Il ne faut pas attendre, comme à Nuremberg, la fin de la guerre pour juger les criminels, qui vont jusqu’aux crimes contre l’humanité et de génocide, notamment via la déportation et la russification forcées d’enfants ukrainiens. Cet aboutissement judiciaire est nécessaire pour satisfaire le besoin de justice et de protection éprouvé par chaque personne et promouvoir un système de paix et de sécurité disposant de garanties juridiques et militaires. Le destin de l’Ukraine est crucial pour celui de la planète : si une puissance nucléaire peut imposer à sa guise le changement des frontières et les violations des droits humains, c’est la course assurée aux armements, à l’encontre des autres tâches de l’humanité ; c’est une guerre contre l’existence de l’humanité comme telle. Les Ukrainiens paient aujourd’hui le prix le plus cher pour la garantie des libertés individuelles et collectives. Même dans les Etats démocratiques, il y a aujourd’hui des mises en cause des droits humains et une propension à la relativisation de la liberté, par confort et illusion sécuritaire. Il y a une génération de responsables politiques perméables à cette tentation. Dans cet effort pour défendre et promouvoir les valeurs de liberté, Oleksandra Matviichuk rappelle que le Centre pour les Libertés Civiles travaille avec Memorial, partenaire russe aujourd’hui interdit par le régime poutinien. Les activistes russes de la liberté sont d’autant plus courageux qu’ils ne sont pas assez nombreux. Aider ce partenaire russe, qui partage l’objectif de protection des droits humains, c’est aussi œuvrer au succès de la cause de l’Ukraine, plaide-t-elle.

Les deux orateurs convergent sur l’inscription persistante de la négation des valeurs de liberté et du penchant totalitaire dans l’histoire longue de la Russie. Vakhtang Kebuladze y voit une pente fatale que seuls la fin de l’empire russe et le passage à un Etat-nation russe plus modeste pourraient inverser ; Oleksandra Matviichuk travaille à la collaboration avec les activistes russes de la mémoire et de la liberté, dans l’espoir que la société russe finira par les entendre plus qu’aujourd’hui. Dans les deux cas, une question stratégique est posée et concerne, bien sûr, le cercle bien plus large des pays et des acteurs démocratiques : quelle relation stratégique adopter avec la Russie pour qu’elle ne s’enferme pas pour longtemps dans un isolement belliqueux et liberticide ?

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