Californie, rêve et cauchemar

Alors que la toute proche élection présidentielle aux Etats-Unis suscite l’attention et la tension, en n’étant pas de l’ordre d’une possible alternance classique mais en exacerbant les fractures de la société américaine, voilà qu’un roman, de l’autrice française Nina Leger, jette un regard vif et acéré sur une part de cette réalité américaine, traversée de violents contrastes socio-géographiques, sa part californienne.

La Californie est, à bien des égards, une incarnation du rêve américain et de sa démesure, qui peut le changer en cauchemar : la poussée vers l’ouest et l’expansion pionnière, la ruée vers l’or et l’extermination des peuples autochtones, la fascination urbaine de San Francisco et Los Angeles et les parcs grandioses du Yosemite et des sequoias géants, la contre-culture hippie et l’excellence universitaire de Berkeley, l’hubris technologique de la Silicon Valley et les méga-feux qui dévorent aujourd’hui forêts et bourgades. « Mémoires sauvées de l’eau » raconte une histoire localisée dans la modeste bourgade d’Oroville, ainsi nommée au temps de la ruée vers l’or, à quelques 250 km au nord-est de San Francisco, située sur la rivière Feather, qui participe au système fluvial débouchant sur la baie de San Francisco. Après le pic de la polluante et destructive extraction aurifère, Oroville, vulnérable aux inondations, entreprend la domestication de sa rivière jusqu’à devenir un nœud du système énergétique californien et de l’alimentation en eau de l’Etat. Thea, jeune scientifique, s’en vient vivre à Oroville pour s’occuper pendant quelques années de la protection des saumons avant d’être chassée par le Bear Fire de l’été 2020. Mais, durant ce séjour, elle sonde aussi la mémoire des lieux, de sa famille, des habitants, de ses colocataires. Son arrière grand-père, Alfred Kroeber, anthropologue de Berkeley assisté de son épouse Theodora, avait recueilli à Oroville au début du 20e siècle le dernier survivant d’une tribu indienne, Ishi, en faisant un objet d’investigation scientifique mais aussi un phénomène d’attraction dans un musée de San Francisco. Thea, tourmentée autant qu’indécise, entretient une correspondance affectueuse et discrète avec sa grand-mère, Ursula Kroeber Le Guin, fille du couple et écrivaine, pour saisir tous les ressorts et les aspects de cette histoire. Et comme elle noue une relation affective forte avec l’une de ses colocataires, elle-même d’ascendance indienne et branchée sur des activistes de Berkeley, elle aura bien du mal à gérer la gamme de ses affects. Si le personnage de Thea relève de la libre invention de Nina Leger, Alfred, Theodora, Ishi et Ursula furent des acteurs bien vivants de la geste californienne (on peut consulter leurs fiches Wikipedia). Et le livre de Theodora « Ishi, le dernier indien sauvage de l’Amérique du Nord témoigne » est toujours disponible en français dans la fameuse collection « Terre humaine »… « sauvage », c’est bien ce qui ne passe pas, ou ne passe plus.

Le récit de Nina Leger adopte un rythme ternaire entraînant et soutenu, qui alterne : de brèves et denses narrations historiques dans un style mi-télégraphique, mi-poétique, enrichies d’archives journalistiques sans fard de l’époque ; les échanges audio et épistolaires entre Thea et sa grand-mère « Grande Ourse » ; la vie et les activités de Thea à Oroville, sa relation floue avec ses colocataires. C’est ainsi que la petite histoire de Thea s’élargit à l’épopée californienne, prométhéenne autant que dévastatrice. Et que l’exploration et le partage des mémoires concurrentes donnent l’espérance d’une rédemption commune. Puisse l’Amérique garder vive cette espérance.

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