Le prototype du tyran autocrate ou Suétone lu par Roger Vailland

Un jour lointain, lycéen d’une douzaine d’années, je reçus, comme prix de version latine, un livre qui n’était pas tout à fait de mon âge, des extraits choisis de la chronique de Suétone, Les douze Césars, commentés par l’écrivain Roger Vailland, qui relataient en détail les mœurs et les vices des dits Césars. J’avais déjà eu l’occasion de travailler en classe de latin sur d’autres textes moins scabreux de Suétone, mais la lecture de ces extraits-là me déconcerta quelque peu, je montrai le livre à ma mère qui, horrifiée, voulut me l’arracher mais c’était mon prix et je le gardai rageusement. Je l’ai conservé précieusement jusqu’à aujourd’hui, le feuilletant parfois, et je viens de le relire exhaustivement. Peut-être parce qu’il contenait cet avertissement final de Roger Vailland : « Prudent Suétone. Il nous a quand même dit tout ce que nous devions savoir de nos futurs cauchemars ». Ce livre était-il arrivé dans mes mains par intention ou par inadvertance d’un responsable de la distribution des prix ? Je n’en saurai jamais rien… [texte en pdf téléchargeable –> ici]

Suétone, chroniqueur scrupuleux

Roger Vailland (1907-1965) était lui-même une personnalité assez inclassable. Ecrivain, essayiste, journaliste, aujourd’hui un peu oublié, il avait la passion de l’écriture, une passion assez douloureuse, et aussi la passion des sens, entre hédonisme et libertinage[1]. Engagé dans la Résistance, il s’engagea brièvement au Parti Communiste, de 1952 à 1956, jusqu’à l’écrasement de la révolte hongroise. J’ai lu, il y a longtemps aussi, quelques-uns de ses romans, où les personnages féminins tiennent une place importante. Et sans doute, son œuvre littéraire serait-elle aujourd’hui à relire et réévaluer à cet égard. Mais, dans ce texte, il ne s’agit que de Suétone et des Césars. Pourquoi Vailland qualifie-t-il Suétone de « prudent » ?

Rappelons brièvement le contexte. Suétone a vécu à la jointure des premier et deuxième siècle après Jésus-Christ, en gros entre les années 60 et 130 (ses dates de naissance et de décès sont incertaines), alors que les douze premiers Césars s’étaient succédé jusqu’à l’assassinat du douzième, Domitien, en l’an 96. Jules César avait inauguré la série mais, s’il reçut bien le titre de « dictateur à vie », sa mort précoce, en 44 avant J.C., ne lui permit pas de développer complètement l’institution impériale. C’est avec Octave, auquel est conféré le titre d’Auguste en 27 avant J.C, que le régime politique de l’empire se définit comme le principat, le princeps senatus surpassant tous les citoyens de la cité en autorité et en puissance (imperium et potestas) : il concentre désormais le pouvoir sur sa personne et s’impose aussi comme chef religieux, jusqu’à être divinisé. Les institutions héritées de la république romaine sont formellement conservées mais elles sont subverties de l’intérieur par cette concentration du pouvoir et du prestige sur un homme. Si les empereurs successifs ont aimé se rattacher à César, par une sorte de légitimation dynastique alors que leur succession n’était pas de type héréditaire, parler aujourd’hui de césarisme pour désigner les régimes de pouvoir personnel absolu est pour partie un abus de langage puisque Jules n’a eu le temps que d’esquisser le type de régime politique auquel il a légué son nom (rendons à César…). Mais c’est ainsi et Suétone y est pour quelque chose avec sa chronique des Douze Césars. Pour le Littré, les Césars sont « des princes portés au pouvoir par la démocratie mais revêtus d’un pouvoir absolu » : tout un programme qui n’est malheureusement pas obsolète.

Suétone n’est pas considéré comme un historien aussi brillant et pénétrant que son contemporain Tacite, mais, dans un style sobre, détaché et précis, il trace des portraits vivants et détaillés des douze premiers Césars. C’est le parti pris de Roger Vailland que de considérer que la narration apparemment anecdotique et parfois incohérente suivie par Suétone lui permet, sans en avoir l’air, de proposer une typologie des comportements des Césars et de leurs pratiques du pouvoir. Et là, l’exercice tenté par Roger Vailland, organiser et expliciter cette typologie, devient passionnant : le prototype du tyran autocrate, d’hier et d’aujourd’hui, se révèle pleinement à la lecture de son essai de compréhension revue de Suétone. Et, dans le style méthodique et positiviste adopté par Suétone, qui désacralise prosaïquement les Césars, il y eut sans doute, selon Vailland, une part de prudence car, après tout, il vivait sous le règne des successeurs. Le poste de secrétaire qu’il occupa auprès de l’empereur Hadrien lui permit l’accès à des archives qui nourrirent sa documentation – la chronique des Douze Césars fut écrite et publiée autour de l’an 120. Il n’échappa pas cependant à la disgrâce et, après l’an 122, passa les dernières années de sa vie loin de Rome et de la cour.

Le destin-type du tyran

Lorsque Suétone relate, avec force détails et répétitions insistantes, les outrances des Césars, il explicite ainsi le caractère systémique de ces outrances, inscrites dans le système de pouvoir qui en ouvre la possibilité. Le régime impérial s’est émancipé des checks and balances, c’est-à-dire du jeu institutionnel des pouvoirs et contre-pouvoirs qui régulait la république romaine. Devenu absolu, le pouvoir du César est sans limite endogène : la méfiance, la cruauté, le vice, la lubricité, le sadisme sont au bout de cet absolutisme, jusqu’à la démence. Tibère, Caligula, Claude, Néron excelleront en la matière, mais c’est un penchant général des Césars. Dans ses commentaires, Roger Vailland énonce avec clarté cette « dérationalisation » institutionnelle du système politique (pp. 17 à 19). Dans notre monde contemporain, il n’est guère difficile d’en trouver des clones tardifs.

Suétone dévoile les étapes du processus qui fait des Césars, hommes ordinaires avec leurs forces et faiblesses, des tyrans oppresseurs et sanguinaires. Ils ont souvent fait preuve de qualités militaires et administratives avant leur accès au pouvoir suprême. Ils commencent leur mandat de princeps par des grands travaux publics, un effort de satisfaction des besoins populaires, des démonstrations de générosité et de libéralité, la régénération de l’ordre moral, la poursuite de la pacification de l’empire. Puis, avec l’exercice continu du pouvoir absolu, vient l’emprise des dérèglements en tous genres, des excès festifs aux abus exercés sur autrui, en commençant fréquemment par les proches, jusqu’à l’apothéose dans le massacre théatral, moment intense de satisfaction érotique, où César devient son propre spectateur, en proie à un narcissisme exacerbé et désinhibé (pp. 77-78 et p.122).

Car le César est désormais un m’as-tu-vu. Toute inhibition disparue, il s’exhibe, dans des palais démesurés et tape-à-l’œil, parés d’or et de pierreries, où il est érigé en statue côtoyant les dieux. C’est la maison d’or de Néron, ce serait aujourd’hui Mar-a-Lago ou la datcha du cap Idokopas. Jusqu’au jour où la méfiance, la superstition et la lâcheté, la peur de la trahison, la peur tout court prennent le dessus. Rien n’y fait, vengeances et tortures, exécutions et massacres sont autant de fuites en avant. La fin de César est le plus souvent violente et sordide, à la Mussolini ou à la Ceausescu. Roger Vailland en tire sentence (p.16) : « L’avènement de chaque César fut salué par le peuple comme une libération, sa mort comme une plus grande libération ».

PS : pour toute ressemblance avec des personnages actuels, on peut lire avec profit Autocratie(s). Quand les dictateurs s’associent pour diriger le monde, Anne Applebaum, Grasset, 2025. Et aussi écouter la diatribe récente, fort justement à succès, du sénateur Claude Malhuret qui se réfère à Néron. C’est d’ailleurs cette diatribe qui m’a incité à relire Suétone.


[1] La notice wikipedia sur Roger Vailland est bien renseignée et détaillée. On peut la consulter avec profit. Son édition des « pages immortelles » de Suétone date de 1962.

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