Berlinguer, la nostalgie d’un échec

Une soirée de nostalgie cinématographique. Mais que choisir ? Le couple Montand-Signoret (« Moi qui t’aimais », de Diane Kurys)? Non, un homme de la même génération, car tous nés au début des années 1920, mais en nettement moins glamour : « Berlinguer, la grande ambition », du cinéaste italien Andrea Segre. Qui se souvient d’Enrico Berlinguer ? Les Italiens sûrement et, d’ailleurs, le film fut un grand succès en Italie à sa sortie en 2024. En France, il le sera inévitablement beaucoup moins, mais mérite d’être vu, ne serait-ce que pour avoir une sensation de saveur de l’Italie des années 1970. Le film incorpore nombre de pièces d’archives qui rendent cette saveur.

Enrico Berlinguer, d’origine sarde, c’était l’homologue italien de Georges Marchais, tous deux furent à la tête de leurs partis communistes nationaux au cours de ces années-là, mais les deux hommes, pourtant passés par des carrières similaires d’hommes d’appareil, ne se ressemblaient pas. La faconde ouvriériste de Georges Marchais pouvait aisément virer à la brutalité. Enrico Berlinguer, d’apparence frêle (l’acteur Elio Germano restitue excellement cette apparente vulnérabilité), qui avait ses titres de résistance antifasciste, cultivait une courtoisie empathique et une subtilité… cardinalice. Les deux hommes entrèrent cependant un temps en résonance, ce qui se concrétisa par un fameux meeting commun à la porte de Pantin le 3 juin 1976. Ce fut le moment fort de la tentative « eurocommuniste », l’idée d’un mouvement communiste d’Europe occidentale enfin débarrassé de la dépendance à l’URSS et des séquelles staliniennes. Cette tentative suscita l’hostilité hargneuse des staliniens invétérés et de l’emprise brejnevienne sur l’Europe de l’Est et les partis communistes (chapeau aux acteurs Nikolaï Dantchev et Svetoslav Dobrev qui incarnent respectivement Leonid Brejnev et le dirigeant bulgare Todor Jivkov : on y croit !). L’eurocommunisme tourna court au bout de quelques années. Les raisons de cet échec renvoient aussi bien aux impasses respectives des deux partis et des deux pays qu’à l’évolution générale du monde dans ces années-là : c’est encore matière à thèse pour les historiens.

Le film, c’est la part italienne de cette histoire, de 1973 au début des années 1980. En octobre 1973, Berlinguer est en Bulgarie – où il sera victime d’un étrange accident de voiture lorsqu’il en partira – et discute avec les dirigeants de ce pays du putsch qui vient d’avoir lieu au Chili contre le gouvernement de Salvador Allende. Berlinguer est profondément marqué par le drame chilien et c’est un des facteurs qui le pousse, soucieux d’éviter toute polarisation pouvant déboucher sur la guerre civile, à élaborer sa stratégie de « compromis historique » avec la composante de la Démocratie Chrétienne susceptible de s’y prêter. En 2018, l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro par les brigades rouges, peut-être manipulées par des services est-européens, signèrent l’échec de cette stratégie.

Enrico Berlinguer mourra précocement en 1984, à la suite d’un malaise lors d’un discours dans une réunion publique. Ses obsèques mobilisèrent une foule massive, témoignant de la sympathie qu’il suscitait. Dans le film, on y aperçoit Marcello Mastroianni. L’échec politique d’Enrico Berlinguer dépasse sa personne : l’Italie s’engagera sur d’autres voies politiques… Reste le vif souvenir d’un homme attachant et sensible, d’un politique honnête et résolu, hautement respectable dans l’échec.

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