Leçons d’histoire au cinéma

Le cinéma peut être une formidable fenêtre sur le monde et l’histoire. Martin Scorsese et Marco Bellochio viennent de commettre deux films de référence qui ravivent le souvenir et la connaissance des oppressions dont furent victimes les indiens nord-américains et les juifs italiens, dans les deux cas selon des modalités qui touchent à l’intimité des vies.

Martin Scorsese a souvent exploré, avec la force démonstrative de son cinéma, les parts sombres et refoulées de l’histoire américaine. Voilà qu’il se frotte au sort des nations indiennes, avec un film sur la persécution silencieuse et perverse de la communauté Osage, dans les années 1920.

La nation des indiens Osage vit alors dans une réserve de l’Oklahoma, où elle fut forcée de s’établir au 19e siècle. Et une manne va non pas lui tomber du ciel mais surgir du sol: c’est une terre gorgée de pétrole et les prolifiques années vingt n’attendent que ça (c’est l’expansion trop euphorique que raconte John Dos Passos dans son roman « The big money »). Les Osage s’enrichissent et s’embourgeoisent, engendrent envie et jalousie, augmentées de racisme. Le pétrole, comme on sait, est aussi une malédiction. Les femmes Osage vont être l’objet de mariages plus ou moins arrangés avec des hommes blancs, avec l’objectif de capter leurs richesses. Beaucoup meurent de manière mystérieuse, apparemment naturelle, laissant des héritages conséquents à leurs conjoints ou enfants. C’est une histoire de ce type que raconte le film de Scorsese, corsée par le fonctionnement mafieux d’une famille avide et l’ambivalence perverse de la relation au sein du couple auquel s’attache le film. Lily Gladstone, elle-même d’origine autochtone, campe avec une douceur triste qui oscille entre le fatalisme et la rébellion, la femme Osage du couple. Alors que le reproche « d’appropriation culturelle » est aujourd’hui parfois adressé à des auteurs ou cinéastes qui racontent des histoires qui ne sont pas les leurs, il est heureux de relever que le chef élu de l’actuelle nation Osage, Geoffrey Standing Bear, supporte chaleureusement le film de Scorsese (voir son interview dans le Monde).

La spoliation tardive des nations indiennes, alors que la conquête de l’ouest était achevée, ne s’en est pas tenue à cet épisode. Dans son roman « Celui qui veille », qui fait l’objet d’une note de lecture sur ce blog, Louise Erdrich raconte les tentatives de spoliation de leurs terres dont furent victimes les indiens Chippewas dans les années 1950. Dans les deux cas, d’ailleurs, les instances fédérales furent, non sans tensions ni contradictions, un lieu de recours contre ces spoliations. C’est bien de l’histoire des Etats-Unis comme telle dont parle Scorsese.

Changement de continent et de siècle, en passant à l’Europe du 19e siècle. Un enfant juif est enlevé de force à sa famille aimante et aimée, à ses parents, à ses frères et soeurs. Il est rééduqué dans une foi catholique rigide et deviendra un « soldat du Christ ». Il le restera jusqu’à sa mort. Ce n’est pas une histoire inventée, et elle n’est pas si vieille. L’homme dont il est question est mort à un âge avancé en 1940.

L’histoire commence dans les années 1850 à Bologne, alors sous la coupe des Etats pontificaux, qui y disposent d’un inquisiteur du Saint-Office, en charge de la police religieuse. En 1858, Edgardo Mortara a six ans et vit heureusement au sein d’une famille juive aisée. Ce que personne ne sait, sauf l’auteure de l’acte et quelques prélats bien informés, c’est que, nourrisson, il a été baptisé subrepticement par une servante catholique de la famille, qui craignait pour la vie d’Edgardo à l’occasion d’une maladie – les enfants non baptisés étant supposés finir dans les limbes. Le jour venu, toutes les arguties du droit canonique seront mobilisées pour valider le baptême et soustraire l’enfant, en conséquence, à une éducation juive. En 1858, il est donc enlevé par la force publique à sa famille et placé dans la maison des catéchumènes à Rome auprès du pape Pie IX, qui pratique un antijudaïsme viscéral et dogmatique. Il reçoit, avec d’autres enfants convertis, une éducation catholique fort encadrée. Edgardo, sensible, est fasciné par la figure du Christ (« tué par les juifs », lui ressasse-t-on) et, intelligent, apprend vite les dogmes d’une foi catholique conservatrice. En dépit de bouffées récurrentes de rébellion intime, Edgardo, renommé Pio, prendra la voie d’une carrière ecclésiastique. Les liens ne seront pas coupés avec sa famille, qu’il tentera même de convertir, jusqu’à sa mère sur son lit de mort, laquelle lui répond: « Je suis née juive et je mourrai juive ».

Cette histoire, trop oubliée, fit scandale international à l’époque et contribua au discrédit, en Italie même, des Etats pontificaux, jusqu’à leur chute finale lorsque les partisans de l’unité italienne atteignirent leurs objectifs en 1870. Dans son film « L’enlèvement », Marco Bellochio raconte, avec une sombre splendeur, cette histoire, qui est aussi une part de l’histoire italienne, entre les tours de Bologne et les fastes tortueux du Vatican. Il plonge dans l’intimité des âmes, celles des parents aimants, du fils volé, des prélats hautains et imbus de leur bon droit, du pape rongé par ses fantasmes. La bande-son de Fabio Massimo souligne avec une justesse souvent déchirante, parfois satirique, le tragique de l’histoire et la chute pontificale.

Pie IX fut béatifié en l’an 2000.

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