Quand on devient familier d’un écrivain parce qu’on l’a lu depuis longtemps et régulièrement, fidèle au rythme et au style de ses publications, cette familiarité reste cependant quelque peu abstraite, comme celle d’un personnage un peu fantomatique qui vous accompagne sans que, comme lecteur, on puisse le connaitre vraiment. Et lorsque l’occasion se présente, c’est un peu comme si rencontrer le romancier, c’était aussi rencontrer un personnage de ses romans. Andreï Kourkov, romancier ukrainien de langue russe né près de Leningrad et citadin de Kiev, passant désormais à l’écriture en ukrainien notamment dans ses livres pour enfants, est un écrivain dont le personnage attachant confirme l’humanisme teinté d’une douce ironie qui émane de ses livres.
Lire la suite « L’humour au temps de la guerre, technique de survie »Ecrire la guerre
Quand les femmes et les hommes ordinaires sont plongés dans la guerre, que devient leur humanité, mise à l’épreuve ? La question n’est pas neuve et la littérature qui l’explore, au-delà des péripéties immédiates de la guerre pour dire comment cette dernière transforme les humains, n’est pas rare, mais la justesse de son regard est moins répandue. Si cette littérature a ses classiques, elle se renouvelle grâce à des écrivains contemporains, qui maîtrisent, chacun à leur façon, cette justesse du regard. Voici trois notules sur des romans parus en 2022.
Mathieu Belezi retrace, dans une langue aussi tragique que poétique, les tribulations de soldats français et d’apprentis colons aux premiers temps de la guerre de conquête coloniale de l’Algérie par la France, au milieu du 19e siècle. Tribulations cruelles, pour les autochtones et pour eux-mêmes, qui font osciller chacun de ces intrus en terre algérienne, venus « Attaquer la terre et le soleil », sur le fil du rasoir entre la damnation et le renoncement.
Andreï Kourkov fait revivre la Kiev de 1919, lorsque, au sortir de la première guerre mondiale, la ville est en proie aux imprévisibles et dangereux affrontements de la guerre civile entre rouges et blancs. Le destin de la ville hésite entre la tentative de république ukrainienne et l’appartenance au nouvel ensemble soviétique. Pris dans les affres de l’époque, deux jeunes gens, Samson et Nadejda, prennent le parti ou le pari soviétique, poussés par les circonstances autant que par leurs aspirations. Et avec son habituelle verve burlesque, Andréï Kourkov mêle au tragique du temps une drôle d’enquête policière qui emporte le lecteur dans les rues et les quartiers de Kiev. « L’oreille de Kiev » est aussi un hommage cartographique à la ville éprouvée.
La rencontre d’un style et d’une histoire me rend un roman spécialement attachant, quand l’histoire se coule dans le style, quand le style porte l’histoire, comme on voudra. Avec Alain Emery, on n’est pas déçu. Dans « Quatre rivières », des personnages rapidement mais densément esquissés, comme gravés sur les pages, se mettent à exister par la mémoire qu’ils trimballent et qui les hante, en l’occurrence celle de la grande guerre et de ses traumatismes, dont l’écho n’en finit pas de se propager des années après l’armistice. « La mémoire, quand on y pense, c’est une belle vacherie. Une vase malodorante et brune, grouillante de revenants et de cauchemars, où s’embourbent des lambeaux de souvenirs dont on peine à saisir le sens. Quand on patauge assez longtemps dans ce marécage, on finit parfois par s’y égarer. Tout le monde peut se perdre ». Alexandre, jeune chirurgien confronté aux horreurs du front, s’établit quelques années plus tard dans un bourg tranquille, cerné par ces rivières qui peuvent se révéler tumultueuses. Il pourrait prendre la voie assurée d’un notable de village, mais l’écho de la guerre lui revient en plein visage, finissant par le pousser à la fuite et à l’exil. Il y a quelque chose de Bardamu chez Alexandre, sans le cynisme cependant, un désespoir contenu qui entraine au bord de l’abîme, sans jamais renoncer pourtant à l’espérance d’un regain vital.
La guerre hante les survivants, dont les héritiers n’échappent pas, quand bien même ils tentent l’oubli, aux réminiscences de tous ordres. Aujourd’hui n’est pas hier mais, lorsque la guerre fait rage sur la terre d’Ukraine, il est bien qu’une littérature opère une juste mise à distance de la tourmente guerrière pour aider à mieux penser cet aujourd’hui.
Lectures printanières
En hommage à Varlam Chalamov, l’auteur des « Récits de la Kolyma », dont la vie alla de goulags en bibliothèques et à sa traductrice Sophie Benech, qui dessina aussi cette belle couverture. « Les livres sont ce que nous avons de mieux en cette vie, ils sont notre immortalité. » (p.53)
Voilà, dans un apparent désordre, sept brefs comptes-rendus de lectures printanières, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui (la version pdf du pot-pourri est téléchargeable ici).
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