Le film de Stéphane Brizé, son titre, sa matière et ses personnages, ne sont pas sans évoquer un précédent littéraire récent, le roman de Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre[1].
Dans ce roman, le drame de la fermeture de l’usine de sous-traitance automobile Velocia frappe une rude vallée vosgienne. Martel, le secrétaire du comité d’entreprise, relève le gant. Martel n’est pas une pure icône du syndicalisme, il porte avec lui son passé et ses ratés, ses potes un peu douteux et sa vieille mère malade. Un zeste de charisme, un sens des rapports de force, une volonté d’être en ont fait l’élu du personnel, dépositaire de la confiance de ses collègues. Lourd fardeau. Il affronte la direction de l’entreprise et ses émissaires parisiens, dont l’avenante DRH, non sans pragmatisme ni quelques arrangements. Mais, fauché, il va s’embringuer, parallèlement au drame social, dans une drôle d’histoire, à ses risques et périls, jusqu’à réveiller les remugles de la guerre d’Algérie et l’ire des réseaux de proxénétisme. Sa relation avec l’inspectrice du travail en charge de l’entreprise, forte tête empathique et obstinée, n’en sortira pas indemne. Autour, des familles quelque peu déglinguées, des jeunes plus ou moins décrocheurs, qui oscillent entre la rage de vivre et la perdition.
L’auteur connait bien son monde vosgien et campe des personnages ancrés dans leur territoire : « Comme souvent chez les gens qui s’intéressent à la socio, j’ai tendance à penser que le conditionnement l’emporte sur la liberté. Chacun est pris dans un écheveau d’héritages, de contraintes sociales, de nécessités économiques, etc. Tout ça produit un fatum très roman noir finalement. Mais il y a toujours la possibilité d’une échappée belle…» (interview de Nicolas Mathieu).
La scène du drame est similaire dans le film de Stéphane Brizé : un établissement d’équipement automobile, cette fois-ci du côté d’Agen, lâché par le groupe allemand qui l’a repris, à l’encontre des engagements contractés quelques années auparavant. Laurent Amedeo, le charismatique et batailleur syndicaliste campé par Vincent Lindon, gère et conduit, non sans mal, même avec ses propres troupes, la lutte du groupe ouvrier meurtri par cette trahison. Vaincu, il paiera son sacerdoce militant d’un sacrifice expiatoire de cette défaite. La fierté est sauve mais le dénouement traumatisant, et d’abord pour ses camarades de travail et de combat. Cette fois, pas d’échappée belle…
Si tous les conflits durs engendrés par une restructuration brutale ne se concluent heureusement pas ainsi, Stéphane Brizé plante l’archétype de la restructuration violente et du conflit sans issue, dont le « dialogue social » affiché n’est que le vain oripeau : au cours des mois de conflit que retrace le film, il n’y a jamais un véritable moment de négociation, d’échange argumenté et construit entre syndicats et direction, mais une succession d’épisodes, rythmés par l’acmé des rapports de force et les coups d’éclat médiatiques. Seule la perspective fugace d’une reprise de l’établissement par un industriel repreneur suscite momentanément l’espoir, mais son rejet sans manière et sans argument par la maison-mère, qui ne veut pas d’un concurrent intempestif, précipite le dénouement fatal.
Il y a eu suffisamment de restructurations lourdement conflictuelles (Continental, Goodyear, etc…) pour que le récit cinématographique s’en empare légitimement et fasse ressentir au spectateur la violence éreintante d’un conflit de cette nature. Le film de Stéphane Brizé est haletant, stressé et stressant, au plus près de la violence verbale des échanges et des tensions physiques qui opposent les protagonistes. Le personnage rude et sincère de Laurent Amedeo emprunte aux charismatiques syndicalistes de terrain qui ont porté la charge de tels conflits, de Xavier Mathieu à Edouard Martin, et en sont parfois devenus des icônes fragiles. Le déroulé du film, avec la répétition des réunions en forme d’impasses, des manifestations et des slogans, oppose des habitus irréconciliables : à l’affirmation franche et directe, parfois fruste, de leur droit au travail par des ouvriers angoissés et physiquement marqués, vindicatifs à l’égard d’actionnaires jugés prédateurs, s’oppose le langage plus policé mais sommaire de directeurs et de jeunes gens bien mis, enfermés dans le psittacisme de la compétitivité, jusqu’à la condescendance coûteuse du président du groupe, lorsqu’il consent, trop tard, à rencontrer les syndicalistes et leur inflige la blessure définitive du rejet de l’offre de reprise. Dans cet affrontement sans compromis, l’Etat, représenté par le conseiller social élyséen Jean Grosset (excellemment incarné par lui-même puisque, autour de Vincent Lindon, des acteurs non professionnels issus du monde social jouent sous leur propre nom !), peine à sortir d’un rôle d’intermédiaire faible et pusillanime. Et l’avocate qui assiste les syndicats ne sort guère de la rhétorique. Bref, tous les ingrédients sont réunis pour que ça se finisse mal.
Le paysage syndical interne à l’établissement ne va pas non plus dans le sens du happy end. Face à l’attitude intransigeante de la direction du groupe et en dépit de la bonne volonté embarrassée du directeur de l’établissement, la camaraderie ouvrière s’effrite bien vite, entre les ralliés au syndicat maison, qui préfèrent le classique « chèque à la valise », et les syndicalistes CGT et FO jusqu’au-boutistes de la défense des emplois existants : entre ces deux lignes, pas de synthèse (la CFDT est absente !), mais une césure de plus en plus fratricide et douloureuse, jusqu’au traumatisme final et commun. En ce sens, le film est désespéré et désespérant, c’est un film du désespoir ouvrier, qui nourrit les frustrations contribuant depuis des années à la crise sociale et politique.
La précarité qui mite le tissu social affecte aussi l’engagement syndical, qui a la fragilité des destins individuels. Comme l’ont montré des enquêtes averties, comme celles des sociologues Adelheid Hege et Christian Dufour sur l’activité syndicale au quotidien[2], cet engagement est souvent, désormais, bien plus affaire d’identités et de circonstances locales que de conviction idéologique pérenne. Si les identités sont persistantes mais vulnérables, les circonstances se font et défont, notamment sous l’impact des restructurations. Dans le roman de Nicolas Mathieu, la solitude syndicale de Martel est frappante et, dans le film de Stéphane Brizé, la solitude tout court de Laurent Amadeo l’est aussi, en dépit des amitiés et des liens familiaux qu’il entretient : la croix est décidément trop lourde à porter.
Les observateurs et les praticiens du monde social relèveront que la réalité des conflits sociaux autour des restructurations n’est pas réductible au récit que privilégie « En guerre » : ce récit est celui du drame qui l’emporte lorsque l’anticipation et la négociation des restructurations font défaut. Ce drame-là, trop fréquemment attisé par un capitalisme actionnarial dénué d’esprit de responsabilité sociale, vient inévitablement sur le devant de la scène médiatique.
Dans les coulisses de la scène sociale, des acteurs, syndicalistes, experts, DRH font cependant effort, depuis de longues années, pour mieux anticiper, négocier et gérer les restructurations, leurs finalités et leurs critères, avec la recherche d’une obligation de résultats, notamment pour l’accompagnement des personnes perdant leur emploi. Je me permets d’évoquer à cet égard quelques traces de ces efforts, que j’ai en tête pour y avoir contribué : un numéro spécial de la revue de l’IRES en 2005 synthétise les apports d’un séminaire pluraliste (Restructurations, nouveaux enjeux) ; les experts des cabinets-conseil qui travaillent avec les institutions représentatives du personnel, comme Secafi, branche du Groupe Alpha, et Syndex, contribuent à ces efforts (voir par exemple, dans le cas du Groupe Alpha, la brochure Mieux anticiper et conduire les restructurations en Europe, 2008) ; un rapport conjoint de l’IRES, du Groupe Alpha, de Syndex et d’Orseu propose une évaluation mesurée mais circonspecte de l’impact des accords interprofessionnels et des évolutions législatives intervenus au cours du quinquennat Hollande (Evolution des comités d’entreprise : effets et usages des nouveaux outils de consultation issus de la Loi de Sécurisation de l’Emploi, 2016). Si les réformes mises en œuvre depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron définissent un contexte nouveau à cet égard, elles aiguisent encore plus un enjeu déterminant: la décentralisation de la négociation collective vers l’entreprise et la portée prédominante que prend la négociation d’entreprise interpellent la capacité de l’acteur syndical, d’un syndicalisme de proximité ancré dans l’entreprise et rassembleur de ses salariés, à s’emparer de cette négociation et à peser sur ses résultats.
Si le film de Stéphane Brizé émeut, c’est aussi parce que les faiblesses, autant que la force militante, des femmes et des hommes de terrain qui font vivre localement le syndicalisme pour tenter de rester maîtres de leurs destins, y sont peintes sans fard, avec le souffle d’un réalisme humaniste, franc et direct.
[1] Actes Sud, 2014. Si le titre vous intrigue, pensez à La Fontaine.
[2] L’Europe syndicale au quotidien. La représentation des salariés en France, Allemagne, Grande-Bretagne et Italie, P.I.E.-Peter Lang, 2002
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