Du côté de Montparnasse
Après une jeunesse stéphanoise et une escapade estudiantine (« Ô mon paîs, ô Toulouse… »), j’ai passé quarante-deux ans de vie professionnelle à Paris, petite couronne incluse. Paris et sa banlieue s’explorent sans fin, comme un dédale urbain toujours recommencé, un escape game jamais achevé avant qu’il puisse être exploré jusqu’au dernier recoin. Puis j’ai migré vers la Bretagne, fréquentée depuis longtemps, sans nulle racine justificatrice pourtant, à la lisière de l’Argoat et de l’Armor, de la campagne et du littoral, ce dernier assez modérément urbanisé pour laisser respirer le chapelet des criques et des grèves tout en offrant une vie culturelle active et autonome, portée par des acteurs imaginatifs et convaincus.
Je cultive pour mon propre compte la pluralité des lieux d’élection et d’appartenance, comme autant de jalons qui font d’une biographie un cheminement. J’aime mon pays à cause de la diversité de ses lieux et de ses gens, celle qu’explore en historien Fernand Braudel dans « L’identité de la France »[1], pas à cause des pulsions d’uniformité qui le saisissent parfois, et même trop souvent. La table des matières de l‘ouvrage de Braudel est à elle seule un programme : « Les provinces, assemblages de régions et de ‘pays’ différents… Prendre la route et, de ses propres yeux, inventorier cette diversité ». L’excentrée péninsule bretonne est à la fois lointaine et proche de Paris, si peu séparée aujourd’hui de la région capitale par quelques heures ferroviaires ou automobiles au travers des terres modérément vallonnées du Perche et du Maine. L’intensité des échanges réciproques est ancienne, bien sûr. Gardant de vives attaches parisiennes, je descends à Montparnasse comme si je venais de la station de métro d’à côté, juste déconcerté quelques instants, le temps de retrouver mes marques dans l’incivile et habituelle presse parisienne, qui contraste avec la civilité bretonne.
La fierté bretonne, ancrée dans la conscience de l’identité historique de la région, est légitime et honorable. Elle n’aime pas être confrontée à la morgue ou à la condescendance parisienne, lorsque celle-ci vient à s’exprimer, la morgue que moquait déjà au milieu des années 1840 Alexandre Dumas, maître en aphorismes, qui s’y connaissait car ses origines mélangées lui valurent quelques démêlés avec la bonne société parisienne de l’époque : « …les Parisiens sont gens tellement subtils en paradoxes, qu’ils prennent pour des caprices de l’imagination les vérités les plus incontestables, quand ces vérités ne rentrent pas dans toutes les conditions de leur existence quotidienne »[2]. Cette fierté bretonne dégénère rarement en un chauvinisme étroit. Comme ailleurs, celui-ci existe bien sûr, à la marge, et se méprend sur la diversité culturelle, d’hier et d’aujourd’hui, de la région (pauvre gallo, délaissé entre celte et français !). Au demeurant, les brassages humains entre la Bretagne et l’Île-de-France, si denses depuis longtemps, invitent à renoncer aux crispations inutiles, en dépit de la différence des conditions de vie.
Je ne cède pas pour autant à une célébration irénique de la diversité française. Celle-ci n’est pas aujourd’hui de l’ordre de l’harmonie mais elle est traversée par de sourdes tensions et de francs déséquilibres. Ce n’est certes pas nouveau et l’histoire de la nation française est spasmodique à cet égard. Fernand Braudel ne s’y trompait pas : « La division est dans la maison française, dont l’unité n’est qu’une enveloppe, une superstructure, un parti… Le malheur est que toutes les divisions, physiques, culturelles, religieuses, politiques, économiques, sociales, s’ajoutent les unes aux autres et créent l’incompréhension, l’hostilité, la mésentente, la suspicion, la querelle, la guerre civile qui, allumée, s’apaise un jour sous la cendre, mais reprend au moindre coup de vent »[3]. Bien sûr, Braudel ne disait pas que cela mais il le disait pour souligner que l’unité française n’est pas naturelle mais construite et que, comme toute construction, elle est vulnérable à l’usure et aux aléas. A bon entendeur…
Le cours ascendant des trente glorieuses a entrainé l’ensemble des régions dans un prospérité commune, tout en faisant fi de préoccupations alors secondaires (notamment en matière écologique), mais c’est une époque irrévocablement révolue, quoique une nostalgie tenace ne manque pas de s’y référer, lorsque l’incertitude sur le bon modèle économique et social met à l’épreuve nos capacités collectives d’imagination et d’innovation. Nous sommes alors confrontés aux impasses de notre organisation institutionnelle et politique, que Pierre Veltz, excellent analyste des dynamiques territoriales , résume fort bien en une formule lapidaire lorsqu’il évoque « l’étrange et toxique mélange de jacobinisme résiduel et de décentralisation confuse qui caractérise l’état actuel du pays »[4]. Le jacobinisme centralisateur fut nécessaire pour briser l’absolutisme royal mais il a en repris certains attributs, jusqu’à les consolider dans les régimes successifs, depuis l’empire jusqu’à la cinquième République. Cette ironie de l’histoire, Lenine l’avait très bien comprise dans son opuscule « L’Etat et la révolution », et, en bon révolutionnaire, avait su en saisir les opportunités, quitte à renvoyer le dépérissement annoncé de l’Etat aux calendes grecques ou au lointain avenir radieux !
Aujourd’hui, la France souffre d’une organisation politico-institutionnelle désaccordée avec l’évolution de la société, faite de citoyens éduqués depuis longtemps autour de références communes mais aussi désireux d’avoir bien davantage prise sur la dynamique de leurs territoires, a fortiori lorsque le sort et la cohérence de ces derniers sont secoués par les grands vents d’une mondialisation instable et que d’intenses inégalités inter-territoriales peuvent en découler.
Cela, chacun peut l’éprouver en fonction des préoccupations qui dominent à un moment de sa vie. Les circonstances actuelles mettent les politiques publiques de santé au premier plan. J’arrive ainsi au moment qu’illustre gaillardement un personnage de Jean Echenoz dans son dernier roman[5] :
… et si vous en êtes là, la province, comme certains disent encore, vous condamne à la longue liste d’attente, guère rassurante. Sauf si, activant votre ancien généraliste parisien, vous pouvez dégoter rapidement un rendez-vous dans un saint des saints hospitalier de la science médicale française, où l’on vous regardera presque avec pitié, parce qu’abandonné aux soins d’un modeste médecin isolé dans le désert médical. Ce n’est évidemment pas donné à tout le monde. Mais imagine-t-on un allemand de la Schwarzwald aller se faire soigner à Berlin ?
Face à l’actuelle crise pandémique, beaucoup a été dit sur les différences de performance entre l’Allemagne et la France, au détriment de cette dernière. Les facteurs n’en sont certainement pas uniques, mais l’organisation fédérale de l’Allemagne en Länder institutionnellement puissants, disposant de fortes capacités autonomes et relativement équilibrés (au moins à l’Ouest) est visiblement l’un d’entre eux, et pas secondaire. Le pouvoir de la chancelière est beaucoup plus soft que celui de notre président mais sans doute plus efficace parce que les Länder ne sont pas de simples relais préfectoraux mais sont un lieu de décisions politiques et opérationnelles en prise bien plus directe avec les besoins et les préoccupations de la population. Je suis frappé par le rôle finalement assez mineur que jouent les régions administratives françaises dans le traitement de la crise sanitaire, alors que le réseau des CHU a de fait une réalité régionale. Le dialogue déconcentré entre maires et préfets (jusque pour décider de l’ouverture des plages !) occupe le devant de la scène, le maire propose et le préfet dispose. Mais c’est un modus vivendi de circonstance, certes héritier d’une démocratie de filiation jacobine et néanmoins prudente face à l’esprit de clocher, qui n’est pas de l’ordre de la solution durable : il y faudra des acteurs régionaux et locaux dotés de capacités autonomes bien plus fortes que celles des maires, notamment dans le cas des politiques sanitaires, qu’il s’agisse des communautés d’agglomération ou des régions. Nul doute que, dans la période qui vient, la disponibilité de services sanitaires à la hauteur sera un argument clé de l’attractivité territoriale, sauf à tout miser sur les vertus du télétravail survivaliste en lointain milieu confiné.
Cultiver la pluralité des appartenances, dans un esprit de liberté, conduit ainsi à des préoccupations fort prosaïques, où la loi d’airain de la nécessité fait sentir son emprise. La souffrance française s’enracine aujourd’hui dans les failles qui traversent et fragmentent le territoire national. Même l’étroite capitale corsetée dans son périphérique en est affectée, car elle a bien du mal à entretenir une relation vivifiante avec ses vastes et turbulentes périphéries banlieusardes, considérées avec l’inquiétude qui caractérisait, un ou deux siècles plus tôt, le regard sur la zone et ses « classes dangereuses », et où vivent pourtant, difficilement, nombre de soignants modestes qui viennent s’occuper de ses résidents souvent plus fortunés[6].
Un philosophe africain, Achille Mbembe, analyse avec force et profondeur poétiques les tentations de la « société d’inimitié » engendrée, à l’échelle mondiale, par les dominations et les conflits de tous ordres qui dégradent les relations humaines[7]. Et l’évènement pandémique , par sa nature même, est susceptible d’activer aussi bien la méfiance que l’empathie envers autrui. Achille Mbembe oppose à ces tentations ce qu’il appelle, de façon puissamment suggestive, une « éthique du passant » : « A la limite, n’appartenir à aucun lieu en propre, tel est le ‘propre de l’homme’, puisque ce dernier, un composé d’autres vivants et d’autres espèces, appartient à tous les lieux ensemble… Mais passer d’un lieu à l’autre, c’est tisser avec chacun d’eux un double rapport de solidarité et de détachement, mais jamais d’indifférence – appelons-la l’éthique du passant. C’est une éthique qui dit que ce n’est qu’en s’écartant d’un lieu qu’on peut mieux le nommer et l’habiter ».
Version pdf téléchargeable: Parigot-NéoBreton_JFayolle_24mai2020
[1] Fernand Braudel, L’identité de la France, Espace et Histoire, Flammarion, 1990.
[2] Alexandre Dumas, Le comte de Monte Cristo, Michel Levy Frères, Editeurs, volume II, 1869, pp. 33-34.
[3] Fernand Braudel, op. cit., p.116.
[4] Pierre Veltz, Paris, France, Monde, Repenser l’économie par le territoire, Editions de l’Aube, 2012, p.22.
[5] Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, Les Editions de Minuit, 2020, p.211.
[6] Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Plon, 1958.
[7] Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Editions La Découverte, 2016.
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