Les voix d’Aube l’Oranaise

Kamel Daoud aime donner vie et voix aux absents, aux oubliés, et il le fait avec éloquence. Dans Meursault, contre-enquête (Babel, 2016), il redonnait une identité, une famille à l’Arabe assassiné dans « L’Etranger » de Camus. Dans Houris, il redonne langue et parole aux victimes de la décennie noire en Algérie, ces années 1990 qui virent la violence islamiste se déchainer dans le pays – des victimes qui, lorsqu’elles ont survécu, sont marquées au plus profond d’elles-mêmes par les exactions et les massacres de masse qu’elles ont vécues. Ce n’est pas un exercice littéraire innocent, car « la charte pour la paix et la réconciliation nationale », imposée par le pouvoir algérien en 2005, gage la stabilité institutionnelle du pays sur la prohibition de ce qu’elle appelle l’instrumentalisation, notamment par écrit, des « blessures de la tragédie nationale », sous peine d’en subir les conséquences pénales. Un exergue du roman le rappelle utilement, sans fard. Cette stabilité, depuis vingt-cinq ans, s’est construite au prix de l’absolution des bourreaux, du silence des victimes et du déni de leurs souffrances, de l’acceptation de l’emprise islamiste sur la vie civile. [texte en format pdf téléchargeable ici].

Aube est une jeune femme oranaise, secrètement enceinte, qui se demande tout aussi secrètement ce qu’elle va, veut, doit faire de cet enfant à venir. Elle noue ces interrogations dans un dialogue imaginé avec sa sœur ainée, égorgée ainsi que leurs parents lors de l’attaque islamiste qui s’abattit sur leur village de Had Chekala, près des hauteurs de l’Ouarsenis, à la fin des années 1990, une vingtaine d’années auparavant, dans un paroxysme terminal de la décennie noire. Ce massacre, qui eut réellement lieu, fit de l’ordre du millier de morts en une nuit et Kamel Daoud, alors journaliste, s’en fit le rapporteur puis le chroniqueur persévérant. Il avait donc de la matière. Aube n’est pas sortie indemne de cette nuit de terreur, mais la gorge barrée d’un long « sourire » figé, respirant via une canule logée dans cette gorge et avec des cordes vocales détruites qui ne laissent filer qu’une ingrate et faible voix de « canard », « une langue toute trouée, qui ne pouvait rien cerner sans l’aide des yeux et des mains ».

Recueillie par celle qui deviendra sa mère adoptive, Aube grandit à Oran dans le souvenir halluciné de la mort frôlée et laisse parler sa « voix intérieure », prolixe, poétique et imaginative. Devenue coiffeuse de son état, elle nargue depuis son salon l’imam ombrageux de la mosquée d’en face. Pour résoudre son dilemme, trancher s’il est vraiment raisonnable de donner vie à l’enfant dans une société où tant de vies, celles des femmes en premier lieu, ont été et sont broyées, elle décide, sur un coup de tête le jour de la fête de l’Aïd, le jour où on sacrifie les moutons, de se rendre par la route à Had Chekala, où elle n’était jamais retourné, pour retrouver trace de la ferme familiale et conclure le dialogue posthume avec sa soeur. Elle n’était jamais partie aussi loin que ces deux cents kilomètres et la route, restée périlleuse pour une femme seule, une « femme errante », lui réserve quelques mésaventures. Mais elle fait aussi la rencontre de frères et sœurs de souffrance, enfermés dans leur silence apparent et le labyrinthe de leurs soliloques intimes. Et ce partage de la souffrance, ce refus de l’oubli et du déni finiront par nourrir une véritable épiphanie. Ce ne sera pas sans subir l’épreuve finale, source d’un angoissant suspense : parvenant enfin à Had Chekala, village désolé et rongé par un passé mal refoulé, elle plongera d’abord dans les réminiscences et les répliques de la décennie noire.

Un cimetière près de Raïs. A l’automne 1997, en une nuit, à Raïs, 300 personnes, surtout des femmes et des enfants, furent exécutées par des groupes islamistes. Mickael Von Graffenried fut l’un des rares photographes, mêlant courage et ruse, à rendre compte de la décennie noire.
Mickael Von Graffenried, « Algérie. Photographies d’une guerre sans images », Hazan, 1998.

Kamel Daoud prête son style aux voix de ses personnages, particulièrement la voix intérieure d’Aube. Cette voix est imprégnée du lyrisme des contes arabes, un lyrisme à la fois sombre et voluptueux, qui joue des métaphores et des arabesques poétiques, comme si les mille et une nuits étaient devenues mille et une nuits de terreur. L’écriture de Kamel Daoud obéit à un rythme calligraphique. Et il n’y a pas que les lettres. Un chauffeur-libraire recueille Aube, désemparée, sur la route et l’emmène jusqu’à Relizane, étape de son itinéraire. Il cultive en lui les souvenirs censurés de la décennie noire par sa mémoire des dates et des nombres, la date des massacres et le nombre de victimes. L’obturation publique stimule la vigueur des imaginations intimes d’Aube et de ses compagnons de rencontre. Et ils parviennent à passer outre la méfiance réciproque et à se parler pour échapper à un ressassement silencieux et impuissant de mémoires épuisées. « L’oubli, c’est la miséricorde de Dieu, mais c’est aussi l’injustice des hommes ».

Une large part du récit est au féminin. Se mettre dans la peau et la voix de femmes algériennes qui ont vécu cette période est un exercice de témérité littéraire. On est fasciné et terrifié par cette plongée sans tabou dans l’extrême cruauté des destins féminins, ainsi celui de cette femme qui fut kidnappée et violée par les islamistes avant d’être considérée définitivement comme une terroriste pour avoir été leur captive : pour elle, pas d’absolution. « Il est dit que lorsqu’une femme n’appartient à aucun homme, père, frère, mari, ni même à son fils, on la surnomme ‘errante’. Les hommes parlent d’elle comme d’un terrain vague, une propriété qui saigne une fois par mois, une pièce de monnaie déterrée au sol, un butin ».

Mais Kamel Daoud n’enferme pas ses personnages dans la noirceur d’un tunnel sans fin. Oran est le lieu de la renaissance et de l’émancipation d’Aube. Ce livre est aussi un hommage à la ville d’attache et de cœur de Kamel Daoud. Je suis allé à Oran avant et après la décennie de plomb. J’ai eu le sentiment que cette ville, ouverte et chaleureuse, celle de Reinette l’Oranaise et de la musique arabo-andalouse, des cabarets de raï et de ses chanteurs persécutés par les islamistes, avait précautionneusement enfoui sa joie de vivre foncière durant les années maudites afin de mieux la réveiller ensuite. Les Houris, ce ne sont pas les vierges fantasmées d’un impossible paradis, mais ces femmes qui font de leur errance imposée une porte vers leur liberté.

Dans les environs d’Oran, 2006. Photo de l’auteur.

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