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La fabrique des prophètes

Vierge à l’enfant (Andrea Mantegna, Galleria Sabauda, Torino)

Voici deux romans, lus récemment et, presque par hasard, coup sur coup, qui racontent la même histoire en des temps et des lieux distincts, et selon des styles narratifs bien différents. Dans chaque cas, un clan, qui fait s’enchevêtrer des liens familiaux, amicaux, professionnels, religieux, idéologiques, décide d’inventer ou de fabriquer un prophète, tel un golem, mais bien humain et vivant. Le prophète est l’élu du clan, pas toujours son membre le plus intelligent ni le plus cultivé mais celui qui, tôt paré d’une aura mystique et apparemment pourvu d’un charisme efficace, saura asseoir son emprise sur le clan, guider son destin et en propager l’influence, quitte à faire preuve opportunément d’une habile capacité de manipulation. Les idéologues du clan nourriront les cogitations et les prêches du Maître et trouveront les justifications convaincantes de ses comportements parfois déroutants et les explications savantes de ses crises mystiques. Le clan se dote de cohérence spirituelle et de solidarité matérielle pour affirmer sa présence, son unité, sa capacité d’expansion contre d’autres communautés hostiles. L’odyssée du clan et son prophète emprunte la voie d’une longue marche nomade, couvrant plusieurs décennies, dont les stations géographiques sont autant d’occasions de mises à l’épreuve temporelles de la mission prophétique. Les motivations du clan ? Le besoin ressenti d’émancipation, à la fois spirituelle et sociale, à l’égard de communautés d’appartenance plus larges, aux traditions jugées surannées et oppressantes, loin de la vérité à conquérir ; l’anxiété engendrée par un monde changeant et incertain, qui incite à trouver des réponses inédites aux problèmes qu’il pose, quitte à en chercher les prémices dans le nébuleux et légendaire passé lointain. (Version pdf de l’article téléchargeable ici)

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Philosophie pour temps incertains: « La quête de certitude », John Dewey

La Sibylle de Cumes (Andrea Del Castagno, Galleria degli Uffizi, Florence)

Le philosophe américain John Dewey (1859-1952) fait partie d’une mouvance philosophique active aux Etats-Unis à la jointure des XIXe et XXe siècle, le « pragmatisme », composée d’auteurs manifestant entre eux de fortes nuances. John Dewey publie en 1929 The Quest for Certainty, ouvrage considéré comme une formulation claire et synthétique de ses positions, déjà exprimées dans une série d’ouvrages antérieurs. C’est en quelque sorte son discours personnel de la méthode. L’écho, en France, du courant pragmatiste américain et des travaux de Dewey fut lent et limité, peut-être à cause de l’occupation du terrain par le courant positiviste. Une édition française de « La quête de certitude », préfacée par son traducteur, Patrick Savidan, est disponible depuis 2014[1]. Curieux d’une posture philosophique visiblement aiguisée par ce qu’on appelle le sens pratique américain, tangible dans d’autres disciplines, j’avais lu avec attention cette édition peu après sa sortie. Et l’ouvrant de nouveau, je suis frappé par la résonance actuelle de certains mots de la préface de Patrick Savidan, lorsqu’il présente la réflexion de John Dewey, « repérant vigoureusement les tentations dogmatiques de l’être humain, la propension de celui-ci à se ruer sur les premières certitudes susceptibles de l’apaiser face aux périls, réels ou supposés, qui le guettent ». Dewey « interrogea pour ce faire le désir de certitude et s’appliqua à en dévoiler les puissances d’aveuglement ». Pour lui, « la certitude n’est pas à concevoir comme l’horizon de la pensée ; elle est sa croix, son fardeau, le risque qu’il faut éviter, la tentation dont il lui faut se départir ». Dewey propose un empirisme expérimental qui ne dissocie pas la connaissance de l’action, ni de l’éthique, et où « l’enquête » tient un rôle majeur : l’exercice de la pensée est une pratique plongée dans un monde contingent, où l’incertitude doit être affrontée plutôt que niée afin de résoudre les problèmes concrets de la société. Et les connaissances produites dans le processus d’enquête n’ont pas vocation à être monopolisées par une petite élite de savants mais à être partagées comme outil collectif d’émancipation.

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Le ressentiment social, passion triste et littéraire: Monte-Cristo, Sorel et nous

L’étudiant dans son garni du Quartier latin (Gavarni, 1839)

Au XIXe siècle, devenir adulte à l’époque de la Restauration est porteur de frustration pour nombre de jeunes gens : les belles espérances émancipatrices de la Révolution sont remisées et l’aventure napoléonienne, au prestige rehaussé par la haine que vouent les ultras restaurateurs à l’usurpateur, n’a plus que le goût amer de la nostalgie pour une épopée défunte. Et afficher cette nostalgie est risqué. La vision romantique de l’histoire s’alimente de cette frustration. L’histoire n’est pas unidirectionnelle comme l’ont voulu les philosophes. Le classicisme, y compris celui des Lumières, rationalise l’histoire sur un mode téléologique, tandis que le romantisme met en avant l’histoire souffrante, ses pathologies et ses mystères, la considère avec insatisfaction et ironie. Pour Arnold Hauser, historien de l’art trop oublié, le romantisme conçoit l’histoire comme « un flux éternel de luttes sans fin », animé par des forces personnifiées. Dans ce texte, je m’appuie sur cet historien hongrois : sa lecture sociale de l’histoire de l’art et de la littérature, sur longue période, fascine par une érudition sans mesure ; elle repose sur un équilibre flexible entre un déterminisme marxiste bien trempé, qui rattache les expressions artistiques aux conditions sociales de leur époque, et une analyse nuancée de leur contenu esthétique[1].

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La double angoisse des boomers

Arnold Böcklin, Villa au bord de la mer

J’ai été vivement interpellé par la lecture d’un article du journal bruxellois De Standaard, repris et traduit par Courrier International (n° 1554, 13-19 août 2020) : le gérontologue Peter Janssen envisage la « fermeture définitive » des maisons de retraite et propose huit « bonnes raisons » justificatrices de cette fermeture. Si son article fait explicitement référence au contexte belge, sa portée dépasse évidemment les frontières de la Belgique. J’ai diffusé cet article sur le réseau LinkedIn et j’ai été surpris par l’audience, ainsi que par le nombre de réactions et de commentaires, au demeurant tous intéressants, contrastés mais nuancés (même la directrice générale du groupe Korian a liké !). Preuve que ce sujet sensible touche au vif nombre d’entre nous, soit parce qu’ils sont confrontés à la relation avec des parents très âgés, pour qui le problème se pose pratiquement, soit, parce que, retraités proches ou récents, ils anticipent leur propre devenir : ce qu’on pourrait appeler la double angoisse des boomers, puisque cette génération bénie part désormais massivement en retraite tout en ayant encore fréquemment des parents en vie, compte tenu de la hausse passée de l’espérance de vie. Je n’adhère pas inconditionnellement à cet article, j’ai été interpellé par la radicalité de son plaidoyer et par la netteté de l’argumentation, que j’ai jugée de qualité, même si elle n’est pas exhaustive. Le problème est devant nous et il ne sera guère contournable.

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Péripéties et palinodies électorales à Pordic

La commune est le domaine privilégié de la démocratie de proximité, mais la vie municipale est aussi un modèle réduit des joutes politiques, telles que que nous aimons à les pratiquer en France, et de leurs travers. Lors des élections municipales 2020, j’ai participé à une liste qui, au départ, affichait l’ambition de renouveler la compétition politique quelque peu sclérosée à Pordic, modeste commune des Côtes d’Armor au voisinage de Saint-Brieuc. J’ai commenté, dans un précédent billet du blog, intitulé Pordic, moyenne Bretagne, les principales données humaines de la situation pordicaise. Cette liste, intitulée Pordic Transitions,  souhaitait tenter et proposer une troisième voie trans-partisane face à une alternance, régulière autant que routinière depuis quelques décennies entre une droite et une gauche très classiques. Elle a rassemblé en effet des personnes d’obédiences fort différentes autour d’un projet de développement local qui n’a pas laissé indifférent. J’ai contribué, comme d’autres colistiers, à l’élaboration de ce projet (que je laisse à disposition ici, pour mémoire: programmefinal). Si cette élaboration a été quelque peu précipitée, le projet comportait de bonnes propositions, qui ne sont pas à oublier. Lire la suite « Péripéties et palinodies électorales à Pordic »

Etre bi- (parigot / néo-breton)

Du côté de Montparnasse

Après une jeunesse stéphanoise et une escapade estudiantine (« Ô mon paîs, ô Toulouse… »), j’ai passé quarante-deux ans de vie professionnelle à Paris, petite couronne incluse. Paris et sa banlieue s’explorent sans fin, comme un dédale urbain toujours recommencé, un escape game jamais achevé avant qu’il puisse être exploré jusqu’au dernier recoin. Puis j’ai migré vers la Bretagne, fréquentée depuis longtemps, sans nulle racine justificatrice pourtant, à la lisière de l’Argoat et de l’Armor, de la campagne et du littoral, ce dernier assez modérément urbanisé pour laisser respirer le chapelet des criques et des grèves tout en offrant une vie culturelle active et autonome, portée par des acteurs imaginatifs et convaincus. Lire la suite « Etre bi- (parigot / néo-breton) »

Pordic, moyenne Bretagne

Je me suis impliqué dans les dernières élections municipales de Pordic, petite commune des Côtes d’Armor, en participant à une liste, Pordic Transitions, qui a tenté une troisième voie trans-partisane face à une alternance classique, régulière mais routinière depuis quelques décennies à Pordic. La compétition, on le sait,  a été stoppée à la mi-temps, le 15 mars, sans que l’on sache déjà si la partie va reprendre ou être rejouée depuis le début, et si même la composition des équipes sera la même. Qui vivra verra.

Cette implication m’a en tout cas incité, par curiosité personnelle et électorale, à rassembler et commenter, dans une brève note sans prétention, les informations statistiques produites et diffusées par l’Insee et l’Ign sur Pordic et sa population, notamment grâce au recensement. J’ai en particulier expérimenté, pour mon propre compte, l’usage des données dites « carroyées » (vilain terme consacré) qui consistent à observer la distribution des niveaux de vie, appréciés par le revenu monétaire dont disposent les individus, sur un territoire, finement découpé en carreaux de 1 km2. C’est aussi un hommage à mes collègues de l’Insee qui ont mené de persévérants efforts, ces dernières années, pour produire et diffuser ces données passionnantes… même si la convivialité de leur accès reste à parfaire !

Il ne s’agit là que d’informations publiques, je mets donc à disposition cette note comme un (petit) bien public.

Version téléchargeable en pdf: PordicPopulation._JFayolle_11mai2020

Les confinés de Conlie

Les 28 et 29 mars 2020 aurait dû se tenir l’édition 2020 des Escales de Binic, rendez-vous littéraire printanier sur la côte du Goëlo. Deux des organisatrices m’avaient sympathiquement proposé d’animer une table-ronde intitulée « Portraits d’auteurs », autour de livres évoquant des écrivaines et écrivains des siècles derniers. J’avais bien volontiers accepté et, faute d’une rencontre que je souhaite simplement différée, je rends compte ici de l’un de ces livres, qui m’a particulièrement touché, celui de Fabienne Juhel, « La Mâle-mort entre les dents » (Editions Bruno Doucey, janvier 2020). Lire la suite « Les confinés de Conlie »

Adieu au productivisme ?

Giorgio de Chirico, Intérieur métaphysique (avec grande usine), 1916

A propos de « L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques », Serge Audier, Editions La Découverte, 2019

Serge Audier a produit un livre érudit, méticuleux et ramifié, qui remonte aux racines de la pensée écologiste, à ses auteurs oubliés, à ses rameaux écartés par les branches dominantes de la pensée et de la politique, porteuses du productivisme énoncé ou dénoncé par le titre. Ce productivisme est le lieu commun des idéologies et des politiques rivales qui ont dominé le XXe siècle après l’affirmation et la diffusion de la révolution industrielle. Le leitmotiv du livre, c’est l’idée que cette pensée écologiste est restée longtemps dispersée sur l’ensemble du spectre des différentes familles intellectuelles et politiques, si bien que la tentation facile est de l’annexer à telle ou telle composante de ce spectre. Au sein de chacune de ces familles, elle est restée un parent pauvre, quand bien même elle a partagé avec elle des références et des inspirations. Et elle a donc aussi été contaminée par les déviances propres à ces familles : l’héritage livré par les réflexions écologistes précoces n’est ni pur, ni vierge, en particulier des idéologies du XXe siècle et des drames qu’elles ont contribué à engendrer.  Serge Audier  s’écarte d’une histoire « monolithique » de la pensée écologiste pour faire revivre la diversité de ses références, de ses affiliations, de ses positionnements. Cette histoire intellectuelle a une portée heuristique et politique en « défatalisant » l’histoire tout court : elle rappelle que des penseurs ont tenté d’imaginer d’autres mondes que celui où nous baignons aujourd’hui. Lire la suite « Adieu au productivisme ? »

L’homme révolté, ou la tragédie de l’émancipation (petit hommage post-soixante-huitard à Albert Camus)

Image d’un calendrier soviétique, 1919

Albert Camus, mort jeune il y a soixante ans, n’a pas eu le temps de connaitre mai 1968, ni ses suites et répliques. Comme il est donc vierge des transformations sociétales issues de 1968, la lecture de son essai L’homme révolté n’en prend que plus d’intérêt, d’autant que Camus était de sensibilité libertaire. Ce n’est pas un texte si aisé à lire : la sobriété du style de Camus rend la lecture fluide au premier degré, mais c’est un texte chargé de références, de digressions, de redites, si bien que, pour ma part, je m’y suis repris à plusieurs fois pour être à peu près sûr de bien saisir la pensée de Camus et son intention. La période, aussi, s’éloigne… Cet essai, publié en 1951, ne lui valut à l’époque pas que des éloges[1]. Il suscita la réprobation d’André Breton, de Francis Jeanson, de Jean-Paul Sartre. Breton se laisse emporter : «… qu’est-ce que ce fantôme de révolte : une révolte, dans laquelle on aurait introduit la “mesure‘’ ? La révolte une fois vidée de son contenu passionnel, que voulez-vous qu’il en reste ? La révolte peut être à la fois elle-même et la maîtrise, la domination parfaite d’elle-même ? Allons donc ! »[2]. L’époque, déjà corsetée par la guerre froide, n’était pas aux nuances. Raymond Aron et Paul Ricoeur jettent un regard plus distancié sur la controverse. Ricoeur reconnaît à Camus la force de son interrogation sur la révolte au travers du pouvoir de contestation propre au langage, mais il met en avant le besoin d’entreprendre « une réflexion, urgente en ce temps, sur la dialectique du travail et de la parole », comme ferment de la révolte – ce qui sera bien d’ailleurs au cœur du mai 1968 français et de ses césures. A la différence de Breton, il reconnaît la légitimité de l’interrogation sur la tension entre « le côté subversif, véhément, passionnel, blasphématoire de la révolte » et la mesure comme auto-limitation de la révolte par « l’acte d’adhésion à une dignité commune à tous les hommes »[3]. Lire la suite « L’homme révolté, ou la tragédie de l’émancipation (petit hommage post-soixante-huitard à Albert Camus) »

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