On peut tenir fermement à l’unité française, faite de diversité maîtrisée, sans céder à sa célébration irénique. Elle n’est pas aujourd’hui de l’ordre de l’harmonie mais elle est traversée par de sourdes tensions et de francs déséquilibres. Ce n’est certes pas nouveau et l’histoire de la nation française est spasmodique à cet égard. Fernand Braudel ne s’y trompait pas lorsqu’il explorait en historien « l’identité de la France »[1]: « La division est dans la maison française, dont l’unité n’est qu’une enveloppe, une superstructure, un pari… Le malheur est que toutes les divisions, physiques, culturelles, religieuses, politiques, économiques, sociales, s’ajoutent les unes aux autres et créent l’incompréhension, l’hostilité, la mésentente, la suspicion, la querelle, la guerre civile qui, allumée, s’apaise un jour sous la cendre, mais reprend au moindre coup de vent ». Bien sûr, Braudel ne disait pas que cela mais il le disait pour souligner que l’unité française n’est pas naturelle mais construite et que, comme toute construction, elle est vulnérable à l’usure et aux aléas. A bon entendeur… La diversité de ses lieux et de ses gens rend la France aimable, bien plus que les pulsions d’uniformité qui le saisissent parfois, et même trop souvent. La table des matières de l‘ouvrage de Braudel est à elle seule un programme : « Les provinces, assemblages de régions et de ‘pays’ différents… Prendre la route et, de ses propres yeux, inventorier cette diversité » (version pdf du texte téléchargeable ici).
Lire la suite « La France en parcelles »Chili, une si longue convalescence
La maison de Pablo Neruda, à Isla Negra, 1990
En septembre 1973, j’allais sur la vingtaine et je participais à un voyage politico-touristique d’un groupe de jeunes en Bulgarie. C’est là que nous apprîmes la survenue et la réussite du coup d’Etat militaire contre la présidence de Salvador Allende, au Chili. Le chauffeur du bus qui nous faisait parcourir la Bulgarie commenta ainsi : « Si Staline avait été là-bas, ça ne se serait pas passé comme ça » – il avait d’ailleurs une petite photo de Staline sur son tableau de bord, comme d’autres la sainte vierge. De fait, Allende n’était pas Staline. Et l’URSS post-stalinienne, mais pas déstalinisée pour autant, souhaitait avant tout gérer son pré carré en toute tranquillité, sans ingérence. Elle l’avait crûment rappelé quelques années auparavant, en annihilant le printemps de Prague et en soumettant la Tchécoslovaquie à un régime hivernal. Prague et Santiago parachevaient Yalta un quart de siècle après, figeant la guerre froide en un affrontement entre blocs ou camps, dans le meilleur des cas atténué par les progrès de la « détente ». Mais la transition autonome et pacifique de pays supposés souverains à une société davantage démocratique était en quelque sorte interdite, lorsque ces pays appartenaient à l’un de ces blocs : dans l’affrontement, ils prenaient une valeur géopolitique bien au-delà de leur taille, petite ou moyenne, et de leur localisation géographique. Le Chili, c’est un bord du monde… [version pdf de l’article téléchargeable ici]
Lire la suite « Chili, une si longue convalescence »La Sécurité sociale, invention inachevée
En 2014, j’avais publié une revue de l’ouvrage juste paru de Colette Bec, sociologue au CNRS, sur l’histoire de la protection sociale française, « La Sécurité sociale, une institution de la démocratie » (Gallimard, 2014). L’ouvrage explore avec une belle profondeur historique la trajectoire et le sens de la protection sociale moderne, dans le cas français. Il offre un bienvenu et grand angle de vue pour réfléchir aux réformes contemporaines de la Sécurité sociale. Il montre l’alternance entre des phases créatives, lorsque les principes en sont inventés ou redéfinis, et des phases gestionnaires, lorsque les priorités de la gestion prennent le dessus sur l’ambition systémique. Les dernières années manifestent une accélération saisissante de cette alternance, entre la réforme systémique, mais avortée, des retraites en 2019 et le ralliement gouvernemental récent à une nouvelle réforme paramétrique qui se heurte au mouvement social en cours. Parcourant l’ouvrage de Colette Bec, je trouve qu’il n’a rien perdu de son intérêt, en dépit de la décennie écoulée, et je republie ici cette brève revue, aujourd’hui peu accessible. Le lecteur appréciera de lui-même les changements à prendre en compte. La version pdf du texte est téléchargeable ici.
Lire la suite « La Sécurité sociale, invention inachevée »La double angoisse des boomers
Arnold Böcklin, Villa au bord de la mer
J’ai été vivement interpellé par la lecture d’un article du journal bruxellois De Standaard, repris et traduit par Courrier International (n° 1554, 13-19 août 2020) : le gérontologue Peter Janssen envisage la « fermeture définitive » des maisons de retraite et propose huit « bonnes raisons » justificatrices de cette fermeture. Si son article fait explicitement référence au contexte belge, sa portée dépasse évidemment les frontières de la Belgique. J’ai diffusé cet article sur le réseau LinkedIn et j’ai été surpris par l’audience, ainsi que par le nombre de réactions et de commentaires, au demeurant tous intéressants, contrastés mais nuancés (même la directrice générale du groupe Korian a liké !). Preuve que ce sujet sensible touche au vif nombre d’entre nous, soit parce qu’ils sont confrontés à la relation avec des parents très âgés, pour qui le problème se pose pratiquement, soit, parce que, retraités proches ou récents, ils anticipent leur propre devenir : ce qu’on pourrait appeler la double angoisse des boomers, puisque cette génération bénie part désormais massivement en retraite tout en ayant encore fréquemment des parents en vie, compte tenu de la hausse passée de l’espérance de vie. Je n’adhère pas inconditionnellement à cet article, j’ai été interpellé par la radicalité de son plaidoyer et par la netteté de l’argumentation, que j’ai jugée de qualité, même si elle n’est pas exhaustive. Le problème est devant nous et il ne sera guère contournable.
Lire la suite « La double angoisse des boomers »Pordic, moyenne Bretagne
Je me suis impliqué dans les dernières élections municipales de Pordic, petite commune des Côtes d’Armor, en participant à une liste, Pordic Transitions, qui a tenté une troisième voie trans-partisane face à une alternance classique, régulière mais routinière depuis quelques décennies à Pordic. La compétition, on le sait, a été stoppée à la mi-temps, le 15 mars, sans que l’on sache déjà si la partie va reprendre ou être rejouée depuis le début, et si même la composition des équipes sera la même. Qui vivra verra.
Cette implication m’a en tout cas incité, par curiosité personnelle et électorale, à rassembler et commenter, dans une brève note sans prétention, les informations statistiques produites et diffusées par l’Insee et l’Ign sur Pordic et sa population, notamment grâce au recensement. J’ai en particulier expérimenté, pour mon propre compte, l’usage des données dites « carroyées » (vilain terme consacré) qui consistent à observer la distribution des niveaux de vie, appréciés par le revenu monétaire dont disposent les individus, sur un territoire, finement découpé en carreaux de 1 km2. C’est aussi un hommage à mes collègues de l’Insee qui ont mené de persévérants efforts, ces dernières années, pour produire et diffuser ces données passionnantes… même si la convivialité de leur accès reste à parfaire !
Il ne s’agit là que d’informations publiques, je mets donc à disposition cette note comme un (petit) bien public.
Version téléchargeable en pdf: PordicPopulation._JFayolle_11mai2020
Adieu au productivisme ?
Giorgio de Chirico, Intérieur métaphysique (avec grande usine), 1916
A propos de « L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques », Serge Audier, Editions La Découverte, 2019
Serge Audier a produit un livre érudit, méticuleux et ramifié, qui remonte aux racines de la pensée écologiste, à ses auteurs oubliés, à ses rameaux écartés par les branches dominantes de la pensée et de la politique, porteuses du productivisme énoncé ou dénoncé par le titre. Ce productivisme est le lieu commun des idéologies et des politiques rivales qui ont dominé le XXe siècle après l’affirmation et la diffusion de la révolution industrielle. Le leitmotiv du livre, c’est l’idée que cette pensée écologiste est restée longtemps dispersée sur l’ensemble du spectre des différentes familles intellectuelles et politiques, si bien que la tentation facile est de l’annexer à telle ou telle composante de ce spectre. Au sein de chacune de ces familles, elle est restée un parent pauvre, quand bien même elle a partagé avec elle des références et des inspirations. Et elle a donc aussi été contaminée par les déviances propres à ces familles : l’héritage livré par les réflexions écologistes précoces n’est ni pur, ni vierge, en particulier des idéologies du XXe siècle et des drames qu’elles ont contribué à engendrer. Serge Audier s’écarte d’une histoire « monolithique » de la pensée écologiste pour faire revivre la diversité de ses références, de ses affiliations, de ses positionnements. Cette histoire intellectuelle a une portée heuristique et politique en « défatalisant » l’histoire tout court : elle rappelle que des penseurs ont tenté d’imaginer d’autres mondes que celui où nous baignons aujourd’hui. Lire la suite « Adieu au productivisme ? »
De Gellner à Hobsbawm, ou la dissolution ratée du nationalisme dans le libéralisme
[version pdf du billet téléchargeable : Nationalisme_RelireHobsbawm_JFayolle_28octobre2019 ]
Lors d’une session de formation en Amérique Latine, un stagiaire costaricien, professionnel de la banque centrale de son pays, m’avait offert un billet tout neuf – et strictement commémoratif ! – de sa devise nationale : une scène joyeusement colorée, qui évoque commerce et prospérité, une allégorie de la nation épanouie au sein des échanges mondiaux. Et il est vrai que le Costa-Rica, dans un environnement centre-américain pour le moins difficile, est plutôt une nation apaisée. Mais l’ode à la nation n’est pas toujours aussi irénique.
Ernest Gellner a proposé une analyse puissante du nationalisme, non pas comme un phénomène archaïque, mais comme un processus d’homogénéisation interne, autant culturelle que politique, des sociétés de la modernité industrielle. Un précédent billet de ce blog rappelle cette analyse. Cette conception aide à comprendre la persistance ou la résurgence des aspirations nationalistes dans les sociétés contemporaines, ainsi que leur éventuelle dégénérescence en ethno-nationalismes porteurs d’exclusion des groupes et personnes dont l’appartenance à la communauté nationale est rejetée.
Cette approche présente un paradoxe. Se maintenant explicitement à distance d’une approche marxiste en termes de classes, elle laisse dans le flou le rapport entre le nationalisme et le capitalisme, comme modalité historique dominante de la société industrielle. Pourtant, sur la longue période, la progression du capitalisme est au cœur de la dialectique entre le développement de “l’économie-monde”, comme mise en réseau de centres marchands et productifs dispersés, et la transformation de l’organisation socio-économique dans un cadre institutionnel national. Dans la seconde partie du XIXe siècle, la mondialisation concurrentielle de l’époque, qui perturbe les équilibres socio-économiques établis, pousse à la “nationalisation des capitalismes”[1], notamment autour de l’unification nationale du marché du travail et de l’intégration institutionnelle des masses populaires. L’épanouissement des sociétés bourgeoises met à profit le mariage du capitalisme et de la nation, y compris pour rationaliser la mobilisation du travail salarié et encadrer institutionnellement les classes laborieuses autant que dangereuses[2]. Si l’idée et le sentiment de la nation viennent de loin, le capitalisme organise et modernise la nation sous hégémonie bourgeoise[3]. Lire la suite « De Gellner à Hobsbawm, ou la dissolution ratée du nationalisme dans le libéralisme »
Une amitié intellectuelle et politique: croisements avec Robert Salais
Les 19 et 20 septembre 2019, se sont tenues à l’Ecole Normale Supérieure de Paris-Saclay deux journées en l’honneur de Robert Salais, fondateur du laboratoire IDHE.S (Institutions et Dynamiques Historiques de l’Economie et de la Société). Je publie ici mon intervention dans la session « Rencontres » de ces journées. Lire la suite « Une amitié intellectuelle et politique: croisements avec Robert Salais »
Passion d’Europe: entretien avec Philippe Herzog
Philippe Herzog, avec qui j’entretiens un compagnonnage intellectuel et politique de longue période, a publié en octobre 2018 « D’une révolution à l’autre ».
C’est un livre de mémoire et d’espoir, d’expériences et d’engagements. Polytechnicien passé à l’économie, Philippe Herzog fut un acteur de la planification française avant de devenir professeur d’Université. Il s’engage au Parti Communiste Français, dont il devient un dirigeant dans les années 1970, en charge de l’animation de sa section économique. Cet engagement affirme sa dimension européenne lorsqu’il est désigné tête de liste du PCF pour les élections au parlement européen en 1989. J’ai participé à cette liste, en position non éligible, mais pleinement impliqué dans la campagne conduite par Philippe dans un esprit pro-européen à la fois critique et constructif. Philippe Herzog va ainsi inaugurer une séquence de trois mandats de député européen, jusqu’en 2004, alors même qu’il quitte le PCF en 1996. Il s’appuie sur l’association Confrontations Europe, qu’il lance au début des années 1990, pour nourrir son activité au Parlement européen et ses interventions sur les enjeux de la construction européenne, puis devient conseiller spécial auprès de Michel Barnier à la Commission européenne de 2009 à 2014. Cet engagement européen persévérant se poursuit sans relâche jusqu’à aujourd’hui, stimulé par les contradictions et les crises qu’affronte l’Union européenne.
Dans la foulée d’une lecture attentive de son livre, j’ai conduit un entretien avec Philippe Herzog pour le compte du webzine Variances des anciens élèves de l’ENSAE (Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique), qui en publie des extraits. L’intégralité de l’entretien peut être trouvée sur le site du club Europe 21 qu’anime Philippe ou téléchargeable ici : Entretien_J.Fayolle_P.Herzog_Variances_Avril2019
L’économie du bricolage comportemental
A propos de Richard H.Thaler, Misbehaving, Les découvertes de l’économie comportementale, Seuil, 2018
« Un jour où Robert Barro et moi participions à une conférence, il y a plusieurs années, j’ai dit que la différence entre nos modèles était que le sien suppose que les agents soient aussi intelligents que lui, alors que dans le mien ils sont aussi bêtes que moi. Barro fut d’accord avec moi », Richard Thaler, Misbehaving, note de bas de page, p.152.
Dans un précédent texte (Vers la naturalisation de l’homo œconomicus ?), j’évoquais la convergence ‘naturaliste’ entre les développements des neurosciences et la réflexion économique contemporaine, notamment le courant relevant de l’économie comportementale : la naturalisation réaliste de l’homo œconomicus serait en cours au travers de cette convergence.
Le livre de Richard Thaler, prix Nobel d’économie 2017, offre une synthèse vivante des développements de l’économie comportementale depuis quelques décennies, certes « cognitivement biaisée » par la mise en avant de l’itinéraire personnel de Richard Thaler, puisque le livre est écrit sur un ton mémoriel, au demeurant captivant, au travers des péripéties, collaborations et controverses académiques qui sont le sel de la vie universitaire. L’auteur a de l’humour, se prétend paresseux mais tient visiblement à sa reconnaissance comme l’un des maîtres à penser de l’économie comportementale et de l’économie tout court. Le livre porte prioritairement sur le débat académique américain au cours des quatre dernières décennies, ce qui est à peu près le délai pour qu’un courant né marginal aux Etats-Unis, puis s’amplifiant jusqu’à affirmer une certaine hégémonie, voit cette hégémonie se transporter en Europe (tout comme la théorie des jeux, née aux Etats-Unis dans les années 1940, s’imposa comme référence obligée au sein des universités françaises dans les années 1970). A la fin de son ouvrage, Richard Thaler parle même de « nouvelle vulgate » (p.491). Lire la suite « L’économie du bricolage comportemental »

